La chambre maudite
persistait à veiller François de Chazeron de jour comme de nuit, ne s’accordant de distraction que pour les nombreux offices.
Albérie devait chaque fois prendre sur elle pour se pencher au-dessus du souffle fétide du seigneur et déposer son plateau. Chaque fois, elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer cette haleine au-dessus du visage d’Isabeau. Chaque fois, elle devait se rattacher à la pensée de sa mort prochaine pour ne pas en finir elle-même avec quelque dague.
Mais pas ce soir. Peut-être était-ce la peur insidieuse de perdre son époux qui faussait ses repères. Elle ne songeait dans l’instant qu’à une seule chose : François et Philippus devaient absorber la soupe qu’elle leur avait apportée.
Trois heures plus tard, la maisonnée dormait à poings fermés grâce à l’extrait de pavot dont Albérie avait épicé le repas. Elle s’en assura toutefois, allant même jusqu’à vérifier qu’Antoinette était seule. Elle repartit de sa chambre soulagée. Abandonnée au sommeil, Antoinette avait l’air d’une fleur fragile. « Qu’il serait facile de la faucher ! » songea Albérie presque triomphante. Pourtant elle l’abandonna à ses rêves d’adultère sans remords. Son tour viendrait. Elle risqua un œil vers la couche de son époux. Huc ronflait. Cette nuit au moins, il ne la trahirait pas.
Le garde en faction devant la porte de François avait échappé au somnifère, comme elle le souhaitait. Il pourrait ainsi affirmer que nul n’avait pénétré dans la chambre. Lui-même, il en avait reçu l’ordre, ne viendrait pas troubler le repos du seigneur. Dans quelques heures il serait remplacé et Philippus ne pourrait que constater les faits. Albérie pénétra dans sa chambre et referma le loquet. Elle fit jouer le passage secret et, le cœur léger, s’en fut rejoindre sa nièce.
Philippus fit d’étranges songes cette nuit-là. Il se souvint au réveil d’un visage étonnamment beau et triste. Un visage de femme. Elle se penchait sur François de Chazeron et il tendait la main vers elle pour arrêter son geste flou, alors elle se relevait, s’approchait de lui jusqu’à le toucher presque et lui souriait doucement. Rassuré, il refermait les yeux. Ce matin-là, le seul sentiment qui lui restait était d’avoir rêvé. De fait, il était gourd et la langue pâteuse. Un regard vers le seigneur de Vollore lui confirma ses craintes. Celui-ci était livide et transpirait à grosses gouttes. Une fine auréole brune teintait la commissure de ses lèvres. Philippus se leva. Il était brisé par la posture prise dans son sommeil. Il avait décidé de troquer l’inconfort du fauteuil contre une paillasse que dame Albérie avait fait porter la veille, mais il n’avait pas eu le temps de s’y étendre. Il s’était endormi assis et tout indiquait qu’il n’avait pas bougé de la nuit. Il s’étira longuement, puis s’avança vers la porte. Il l’ouvrit d’un geste, faisant sursauter le garde en faction.
Philippus le salua puis s’enquit d’une éventuelle visite nocturne. Le garde fut formel : ni lui ni son compère qui assurait la première moitié de nuit ne s’était endormi. Le corridor était resté désert. Philippus regagna la chambre en entendant François vomir. Le bassin au-dessus duquel le châtelain se courbait s’emplissait entre deux spasmes d’une bile épaisse veinée de sang. Philippus sentit la colère le gagner. Si nul n’était entré, alors on lui avait menti. Il existait un passage dans la pierre. C’était la seule explication ! Quelqu’un les avait drogués, François et lui. Ce pouvait être n’importe qui ayant accès aux cuisines.
Lorsque François se fut vidé en râlant, Philippus avança jusqu’à lui une bassine emplie d’eau de mélisse, conservée proche du foyer pour la tiédir.
– Rincez-vous, messire, conseilla-t-il en lui tendant une serviette.
François frissonnait en claquant des dents, l’œil hagard, et Philippus dut l’assister pour son semblant de toilette. Mais sitôt fut-il recouché sur le dos que les spasmes reprirent. Durant deux heures, il vomit ainsi par saccades, au point que Philippus se demanda si cette fois la dose absorbée n’était pas mortelle. Pourtant cela s’arrêta. Lorsque Antoinette parut sur le seuil avant déjeuner, comme à l’accoutumée, elle s’incommoda de l’odeur fétide qui baignait la pièce. Philippus était éreinté d’avoir soutenu François dans ses efforts
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