La chapelle du Diable
l’attitude
inexcusable de la maîtresse, François-Xavier, éreinté de sa journée, avait
écouté les longues récriminations de sa femme qui répétait pour la troisième
fois au moins « qu’elle n’en revenait pas que cette maîtresse ait osé dire ça à
leur fils ». Yvette avait corroboré la version de Pierre. Julianna ne décolérait
pas et c’est en silence que les enfants avaient soupé. Même Marie-Ange ne savait
trouver les mots pour apaiser sa sœur. Au dessert, exaspéré, François-Xavier
avait décrété qu’ils en parleraient plus tard quand les enfants seraient
endormis. Le soir, dans leur chambre à coucher, Julianna attaqua le sujet.
— En tout cas, la Potvin, j’ai hâte d’y voir la face quand tu vas y parler dans
le blanc des yeux demain.
— J’ai jamais dit que j’irais voir la maîtresse à Pierre.
— Comment ça ? Ah ben non, François-Xavier Rousseau ! Si tu penses que tu vas
faire comme si rien s’était passé.
— Marie-Ange a raison, notre garçon, tu le couves trop.
— C’est pas vrai, je...
— Laisse-moé parler !
Julianna prit son air boudeur et entreprit de faire de l’ordre sur une commode
qui n’en avait pas besoin.
— Moé itou, j’me sus fait agacer parce que j’étais roux ! Y va s’habituer… Y
faut qu’y apprenne à se défendre.
— On parle pas de niaisage d’enfant, on parle d’une maîtresse
d’école qui donne pas l’exemple !
— J’irai toujours ben pas lui dire comment faire sa classe !
— Ben non, on sait ben ! Ça te dérangerait même pas que nos enfants marchent
nu-pieds !
— J’en avais pas de souliers quand j’allais à l’école pis chus pas mort ! dit
François-Xavier en se préparant à se coucher. Y a juste à pas en mettre.
Il bâilla, épuisé.
— François-Xavier, c’est pas vrai que mes enfants vont avoir l’air
pauvres !
— Julianna, on est pauvres !
Le mari changea d’idée et se rhabilla. Tout en mettant ses bretelles sur ses
épaules, il maugréa :
— Y me manquait rien que ton chiâlage à soir. Maudit que c’est plaisant pour un
homme !
— François-Xavier...
— On est pauvres ! répéta François-Xavier en colère. Tellement pauvres qu’y
faut que j’monte aux chantiers cet hiver !
— Aux chantiers !
Ce n’était pas ainsi qu’il avait pensé annoncer sa décision à sa femme. Il
s’était emporté. Il radoucit son ton.
— Un jour, j’vas me racheter une fromagerie pis pour ça, y faut ben que
l’argent rentre !
— Si on était restés à Montréal aussi, lui reprocha Julianna.
Il oublia ses bonnes intentions et haussa de nouveau le ton.
— C’est à Saint-Ambroise qu’on vit astheure pis pour un bon boutte de temps.
Pierre peut ben avoir de la misère… Lâche-le ! Y va falloir qu’y s’endurcisse !
Sa maîtresse, c’est à lui de s’organiser avec elle. Y est toujours en train de
baisser la tête pis de se cacher dans tes jupes !
— Y veut pus y aller, à l’école !
— J’m’en vas y parler pis fie-toé sur moé qu’y va y aller, à
l’école, nu-pieds si y veut, mais y va y aller !
Pierre alla à l’école. Il se demanderait longtemps comment il avait fait pour
se rendre jusqu’à la petite bâtisse du rang. Dix fois, il fut tenté de
rebrousser chemin et d’aller se terrer dans un trou à tout jamais. Il n’avait
pas le choix. Son père avait été inflexible. Il lui avait tenu un discours un
peu décousu, comme quoi il se ferait manger la laine sur le dos toute sa vie
s’il n’apprenait pas à relever la tête. Qu’il fallait qu’il devienne un homme, à
l’âge où il était rendu. Le jeune garçon avait reçu ces conseils paternels sans
trop vraiment saisir ce que ces belles paroles changeraient à la situation. Tout
ce que Pierre avait compris, c’était que son père, au lieu de le défendre,
l’obligeait à retourner se faire humilier, le condamnait à brûler dans l’enfer
de mademoiselle Potvin. Son père avait continué en lui parlant du respect qu’il
devait avoir pour lui-même avant d’en attendre des autres, que cela ne tombait
pas du ciel mais s’imposait, par la force de caractère. Pierre avait perdu tout
espoir de ne plus jamais revoir la « Potvin, face de rat » de sa maîtresse. Il
avait écouté poliment son père conclure son sermon par un « Pis sors des jupes
de ta mère ».
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