La chapelle du Diable
Entre les pattes, le banc reposait, également à l’envers, lui aussi bien attaché
et rembourré de tissu.
Julianna fut vraiment touchée. Elle expliqua aux deux hommes
comment défaire les pattes.
— Doucement là, là, faut surtout pas forcer, transportez-le dans le salon,
tassez le divan, mettez-le dans le coin, là, là, une chance que le salon est
grand, maintenant le dessus, non, non, laissez-le attaché, vous le tournez de
côté, dou-ce-ment, cognez-le surtout pas, voilà... Oui, mettez-le sur le tapis,
là, là, à l’envers, on va lui remonter les pattes, pis après, il va falloir le
tourner... Pour la dixième fois, les enfants, tassez-vous !
Les deux déménageurs furent patients et laissèrent madame Rousseau les
surveiller. Il faut dire que c’était la première fois de leur vie qu’ils
voyaient un tel piano. Bien trop gros pour rien. « Veux-tu ben me dire que c’est
que ça donne d’avoir un bétail pareil quand un piano ordinaire fait la même
affaire ! »
Julianna n’en revenait pas. Son piano, son piano était revenu ! Elle remercia
les amis de son mari, les embrassa, leur servit à manger, pigeant dans les
réserves de Noël, leur offrit chacun un pot de confitures.
— Si vous voulez quoi que ce soit d’autre...
— Allons, ma bonne dame, nous autres on a été payés par votre mari, c’est
assez.
— On va s’en retourner, y fait noir de bonne heure pis on voulait remonter un
chargement de bois.
— Vous retournez pas au chantier ?
— Ben non, on s’en va coucher à Jonquière.
Julianna leur souhaita bonne route et les embrassa encore. Elle venait à peine
de revenir dans le salon admirer son instrument qu’un des deux hommes revint
avec, dans les bras, le banc du piano.
— On s’en allait oublier ce petit bout.
Avec un signe de tête, cette fois, ils partirent pour vrai.
Julianna coupa les cordelettes une à une et retira les couvertures. Son piano
était intact et n’avait pas une égratignure. Elle ouvrit le clavier, enfonça une
ou deux touches, se délecta du son... Elles’attaqua au banc,
coupa les bouts de tissu et machinalement l’ouvrit. Car le banc servait aussi de
coffre pour ranger les partitions. À l’intérieur, une autre lettre l’attendait
ainsi qu’un cahier de musique flambant neuf. Elle commença par la missive. Elle
était signée par un des frères Vauvert. Il expliquait que François-Xavier,
depuis qu’il avait pris contact avec eux, avait fait don, chaque année, d’un
généreux montant pour l’orphelinat. Pour les remercier de cela et du prêt de ce
magnifique piano, la communauté lui faisait cadeau d’un tout nouveau cahier de
chansons qui allait certainement lui plaire, La bonne chanson de l’abbé
Gadbois.
Le frère lui souhaitait aussi ses meilleurs vœux de Noël et une bonne et
heureuse année 1938.
Julianna ouvrit le cahier, le feuilleta, s’arrêta sur la chanson intitulée
« Voulez-vous danser Grand-mère », s’installa sur le banc, plaça le livret sur
son appui et déchiffra silencieusement la mélodie. Après un moment d’hésitation,
elle se concentra et la joua. C’était un air facile et elle l’interpréta
parfaitement du premier coup.
Ses enfants l’écoutèrent d’un air ravi. Ensuite Julianna passa à quelque chose
de plus sérieux. Elle étira ses doigts, prit une grande inspiration et entama
« Le clair de lune » de Debussy. Elle joua avec tout l’amour qu’elle portait à
son époux la mélodie romantique la plus belle au monde. Les notes s’élevèrent et
furent transportées par le vent jusqu’au chantier où la forêt la répéta en
réponse au cœur d’un homme, qui, la hache à la main, se languissait de savoir si
sa princesse l’aimait encore...
Peu de temps auparavant, Julianna avait reçu un autre présent. Madame Dallaire
avait fait un peu de rangement dans son grenier et voulait faire de la place en
se débarrassant d’une vieille machine à coudre de marque Singer. Elle en avait
fait don à Julianna en luidisant que de toute façon, ses vieux
yeux ne voyaient plus assez clair pour ce genre d’ouvrage. La machine
fonctionnait encore très bien. Julianna l’avait fait transporter jusque chez
elle. Elle s’était découvert une passion et s’était mise à confectionner tous
les vêtements de sa famille. Ces dernières semaines, elle avait cousu des robes
pour
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