La chapelle du Diable
question.
— Pourquoi ?
— On commencera pas à demander la charité ! J’veux pus jamais t’entendre me
parler de ça !
— Mais…
— C’est de même, c’est toute ! J’m’en vas m’coucher, j’veux partir de bonne
heure demain.
Julianna s’affaissa sur le divan, atterrée. François-Xavier s’arrêta avant de
sortir du salon. Radouci, il se retourna vers sa femme.
— Pendant que Ti-Georges pis moé, on va être partis, ben si t’es d’accord comme
de raison, ben Marguerite viendrait s’installer icitte avec toé.
Julianna releva la tête. Son mari lui fit un petit sourire triste et,
lentement, se dirigea vers leur chambre, abandonnant Julianna à sa
déception.
Marguerite passa l’hiver avec Julianna. Avant de partir aux chantiers, leurs
maris avaient essayé de penser à tout en fonction de leur absence. Elles avaient
une provision de bois de chauffage bien cordée et un garde-manger rempli de
farine, de mélasse et d’autres produits de base. Et Marguerite n’était pas
arrivée les mains vides ! Elle s’était installée à Roberval en prenant soin
d’apporter avec elle des pots de confiture, du poulet bouilli, du ragoût de bœuf
et de la soupe aux légumes qu’elle avait cuisinés à l’automne. Ti-Georges et
François-Xavier étaient donc partis l’esprit tranquille. Leurs femmes étaient en
sécurité et si jamais il y avait un problème, elles pouvaient faire appel à
monsieur Ouellette, le voisin d’en face. De plus, Jean-Marie et Elzéar étaient
assez grands à huit et six ans pour leur rendre de bons services. Le petit
Delphis était adorable. Pierre semblait apprécier la compagnie de ses
cousins.
Julianna rinça la débarbouillette. C’était le soir et, installée dans la
cuisine, elle terminait de laver Elzéar tandis que Marguerite berçait Pierre
tout en lui pressant sur la bouche un linge imbibé de lait bouilli. Marguerite
croyait dur comme fer que ces compressesrendraient la cicatrice
buccale de Pierre moins apparente. Julianna en doutait mais faisait semblant de
voir une amélioration que Marguerite estimait être visible à l’œil nu. Enfin,
cela ne pouvait faire de mal à son fils… Assis à la table, Jean-Marie, en
pyjama, les cheveux bien coiffés, regardait avec attention les images d’un livre
de Julianna. Delphis, assis au pied de la chaise de sa mère, jouait sagement
avec une pelote de laine.
En fin de compte, se dit Julianna, elles s’étaient bien débrouillées et ces
mois de froidure n’avaient pas été aussi pénibles qu’elle ne l’avait craint. Au
contraire. On pouvait dire que cela avait même été agréable. Marguerite et elle
s’entendaient à merveille. Une belle complicité les unissait. Cette cohabitation
provoqua un profond attachement entre elles. Bientôt leurs époux reviendraient.
Julianna mit la main sur son gros ventre. Enceinte de huit mois et demi, son
terme approchait. Elle espérait de toutes ses forces que François-Xavier
revienne à temps pour la naissance. Le mois de mars s’annonçait doux jusqu’ici
et elle avait espérance que les chantiers libèrent les hommes assez tôt. Elle
jeta un coup d’œil au ventre de sa belle-sœur. Celui-ci affichait une grossesse
de sept mois. Georges n’était même pas au courant de ce futur enfant. Elles
n’avaient découvert l’état de Marguerite que peu de temps après le départ de
leurs maris.
— C’est un p’tit pou qui marche, qui marche... chantonnait Julianna en passant
la débarbouillette le long du visage d’Elzéar.
Marguerite porta son regard sur Julianna. Assis sur le coin de l’évier, Elzéar
riait de se faire chatouiller par sa tante. C’était leur rituel du soir. Vers
six heures, après le repas et la vaisselle, elles faisaient bouillir de l’eau,
et les enfants passaient à tour de rôle à la débarbouillette. Marguerite admira
sa belle-sœur qui transformait la toilette quotidienne en un moment plaisant.
Elle n’en revenait pas encore de voir Elzéar consentir, sans rien dire, à se
faire frotter derrière les oreilles et dans le cou !
— Un p’tit pou qui marche, qui marche, qui glisse sur une joue...
Julianna était vraiment la personne la plus incroyable que
Marguerite ait connue. Elle avait le don de faire de chaque jour une vraie fête.
Elle mettait de la magie dans des choses simples. Le déjeuner du matin devenait
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