La chapelle du Diable
c’était le temps parfait pour cette énorme
corvée. Pas trop chaud, mais un beau soleil sous lequel elles laisseraient les
tapis se dorer et un bon vent pour aérer les rideaux qu’elles avaient décrochés.
Marie-Ange avait chicané un peu sa jeune sœur, lui disant que ce n’était pas bon
de trop en faire à peine trois semaines après un accouchement. Julianna n’avait
rien voulu entendre. Jamais elle n’avait été si contente d’être délivrée d’une
grossesse. Elle reprenait possession de son corps et n’avait envie que d’une
chose : bouger. Maintenant, après avoir fait déjeuner les enfants, les deux
femmes, aidées d’Yvette à qui on avait noué une serviette en guise de tablier,
se démenaient à astiquer les armoires de la cuisine. Julianna sourit à la vue de
sa fillette d’à peine six ans en train de frotter consciencieusement une salière
et une poivrière en argenterie, fierté de Léonie. Yvette adorait cet ensemble.
Les deux objets étaient presque des œuvres d’art. Tout à coup, la jeune mère
grimaça en entendant Mathieu faire une fausse note au piano. Il répétait le
morceau qu’il jouerait au bal des petits souliers. Elle était tranquille, son
fils passerait des heures ainsi au piano. Quant à Laura, Marie-Ange avait promis
un bonbon à Pierre si celui-ci surveillait sa jeune sœur comme la prunelle de
ses yeux. Pierre l’aurait fait sans récompense. Il adorait Laura. Il sentait sa
fragilité et au contraire d’Yvette qui le faisait damner, Laura pouvait tout se
permettre, lui tirer les cheveux ou le pincer sans qu’il ne se fâche.
Jean-Baptiste, le nouveau-né, dormait encore. Ce bébé était si facile. Après
toutes les difficultés que Julianna avait éprouvées lors des trois premières
années de la vie de Laura dont la santé était précaire, Jean-Baptiste semblait
le bébé idéal. Il était gras, joufflu et ne pleurait presque jamais. Son seul
défaut était son impatience. On devait le nourrir dès son réveil sinon il
piquait une de ces crises...
À quatre pattes, la tête enfouie dans une armoire vidée de tout son contenu,
Julianna frottait vigoureusement jusque dans les recoins.Elle
prit une pause et se redressa sur ses talons. Elle avait protégé ses cheveux par
un foulard noué sur le dessus de sa tête et portait une jupe usée ainsi qu’une
vieille chemise appartenant à son mari. Pour de la grosse besogne sale comme
cette journée de grand ménage, pas question d’abîmer du beau linge. Elle
soupira. Ses pensées s’envolèrent vers François-Xavier, parti avec Henry
retrouver Ti-Georges.
— J’espère que tu n’as pas oublié de prier pour notre frère.
Marie-Ange ne cessa d’astiquer la cuisinière qui changeait de couleur à vue
d’œil, retrouvant son bel éclat.
— Pas de saint danger, voyons donc ! J’te dis moé, si un jour je mettais la
main sur ces voleurs de la compagnie, je leur ferais avaler leurs dents !
— Marie-Ange ! Yvette est avec nous !
La fillette délaissa son argenterie et alla se planter devant sa tante.
— Chus pas une idiote. J’le sais ben qu’on peut pas avaler nos dents.
Marie-Ange s’amusa de l’air sérieux de sa nièce.
— Oh non, toé ma Yvette, tu vas devenir la future reine d’Angleterre. Notre
princesse Élizabeth est mieux de faire attention à sa couronne.
— Arrête donc d’y mettre des idées de grandeur dans tête. A porte déjà pas à
terre, c’t’enfant-là.
— Ah ben, pis ton Mathieu, y porte à terre, lui ? Y serait supposé être en
train de jouer avec son frère pis sa sœur, pas de martyriser le piano.
— C’est pas pareil, y a un don pis un don on a pas le droit de le
gaspiller.
— Ben là, y a le don de me tomber sur les rognons. Dis-y d’arrêter un peu,
j’vas virer folle si y joue encore le même morceau !
— Mets-toi la tête dans le four, tu l’entendras pus. Pis si tu veux, je peux
allumer le poêle...
— Maman ! intervint Yvette, la tête à matante May brûlerait !s’exclama l’enfant en utilisant l’affectueux diminutif, à l’instar de tous les
enfants de la famille.
— Pis ses cheveux y seraient comme de la corde de vache pis a serait laide à
faire peur aux bœufs ! enchaîna-t-elle.
— Marie-Ange ! s’écria Julianna. C’est-tu toi qui lui montres à parler de
même ?
— Ben non, c’t’affaire, nia celle-ci.
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