La chapelle du Diable
avaient été grattés, lavés puis cirés. Trois belles
couches de cire. Les enfants de Julianna s’étaient attroupés àl’entrée de la cuisine et regardaient avec émerveillement le plancher reluire
comme un miroir.
Leur tante les avertit :
— Pis astheure, vous avez juste le droit de marcher sur la tête !
Julianna, qui berçait Jean-Baptiste leva les yeux au ciel. Sa grande sœur était
tout un numéro. Elle prit conscience à quel point celle-ci était devenue
importante dans sa vie. Évidemment ce fut Yvette qui releva l’allusion.
— Ben voyons donc, matante May, ça s’peut même pas marcher sur la tête !
— Ah ouais mademoiselle la reine d’Angleterre ? Pis dites-moé donc pourquoi ?
la taquina Marie-Ange en s’approchant à deux pouces du nez de sa nièce.
— Parce que… parce que... commença la fillette en cherchant la réponse.
Puis avec un air victorieux :
— … parce que nos cheveux y sont trop glissants !
— T’as ben raison, ma vlimeuse ! lui répondit Marie-Ange en lui tirant une
natte blonde. Bon ben, vous savez ce qu’on dit ? Après le grand ménage du
printemps, c’est le temps de…
La tante laissa sa phrase en suspens, attendant que les enfants la
complètent.
Pierre se risqua :
— De faire ben attention ?
— Ben non mon gars ! Après le grand ménage du printemps... de fêter, c’est le
temps !
La table avait été tassée et les chaises empilées sur le dessus. Dans l’espace
ainsi libéré, Marie-Ange, les pieds chaussés de pantoufles, se mit à glisser sur
le plancher en une drôle de danse qui alliait le patinage et la valse.
— Planchers cirés, planchés faits pour danser ! s’exclama Marie-Ange en
pirouettant.
Près de la cuisinière se tenait en permanence un grand panier
rempli de pantoufles tricotées.
— Mettez vos bas pis v’nez danser avec matante May !
Les enfants hurlèrent de joie. Ils se jetèrent sur le panier, choisissant leur
paire préférée. Même Mathieu, qui ne montrait jamais beaucoup d’enthousiasme
pour autre chose que sa musique, se joignit à ses frères et sœurs. Pierre prit
le temps d’aider Laura à enfiler les petits chaussons de laine et essaya
d’attacher le cordon qui l’empêcherait de les perdre. Yvette s’interposa et,
avec son habituel air supérieur, fit rapidement une jolie boucle bien serrée à
chaque pied. Elle était si fière de savoir attacher des lacets quand Pierre, à
huit ans, avait encore de la difficulté. Pierre la regarda faire,
maussade.
— Allez mes chenapans, dépêchez-vous ! les pressa Marie-Ange.
Ensemble, ils se mirent à danser et à chanter à tue-tête :
— Planchers cirés, planchés faits pour danser !
Julianna admira ses enfants en train de pirouetter et d’effectuer de malhabiles
arabesque dans la cuisine, s’en donnant à cœur joie. Après quelques minutes,
Marie-Ange, essoufflée, se tint au bord de la table en se plaignant d’être
étourdie.
— Oh là, là, les murs tournent ! On s’est assez amusés, c’est fini maintenant,
décréta-t-elle.
Les enfants exprimèrent bruyamment leur déception.
Leur tante leur répliqua.
— Danser en rond, ça creuse le bedon ! Matante May va préparer à souper.
Pierre, t’es grand, toé, tu vas m’aider à descendre les chaises pis à replacer
la table. Faites attention, les p’tits.
— Z’ai faim, pleurnicha Laura.
Yvette lui répondit :
— Mange ta main, garde l’autre pour demain ; mange ton pied, garde l’autre pour
danser !
Laura ouvrit de grands yeux ronds. Julianna regarda sa sœur avec un air de
reproche.
— J’suppose qu’Yvette a inventé ces idioties toute seule, fit
Julianna.
Marie-Ange afficha un air d’incompréhension. Mettant la main en cornet sur une
de ses oreilles, elle cria :
— Hein, quoi ? J’ai pas compris. Pour moé, j’m’en viens sourde comme un
pot.
— On est sur la veille de t’appeler mémère... la taquina sa jeune sœur.
— Ben là, faut pas exagérer. J’ai encore de belles années devant moé, tu
sauras. Surtout qu’à l’heure qu’y est, chus peut-être ben propriétaire d’une
belle ferme à Saint-Ambroise.
— J’espère de tout cœur que tout s’est bien déroulé là-bas.
— Ben oui, chus sûre que mon avocat, monsieur Henry Vissers, vient d’acquérir,
en mon nom, une belle maison de ferme pis tout son
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