La chasse infernale

le corps. Aucune trace de violence. La peau était un peu moite, le visage pâle, les lèvres entrouvertes tournaient au violet, mais il n’y avait rien de significatif. N’eût été le gobelet, le magistrat aurait pu croire qu’Appleston était mort pendant son sommeil.
    — Et pourquoi pensez-vous que c’est lui le Gardien ?
    — Regardez le bureau, répondit Tripham.
    Corbett s’exécuta. Un morceau de parchemin, proprement découpé, attira son attention : l’écriture en était la même que celle du Gardien. Il remarqua aussi l’encrier et la plume, à côté.
    — Le Gardien va et vient, lut-il à voix haute. Il lance des avertissements et proclame la vérité, mais les ténèbres finissent toujours par arriver. Qui sait quand il reviendra ?
    « Quelque peu énigmatique, observa-t-il.
    Il revint vers le lit, prit la main d’Appleston et nota les macules d’encre noire sur ses doigts. Des gouttes tachaient aussi le lin blanc de la chemise.
    — Et il y a autre chose, déclara Bullock.
    Il se mit en devoir d’ouvrir les coffres et en sortit rouleaux de vélin et cornes d’encre noire. Il en tira aussi des bouts de parchemin jaunissants qu’il fourra dans la main du magistrat.
    — Des brouillons des proclamations du Gardien.
    Il désigna un rouleau qui gisait près du bureau.
    — Des extraits de chroniques sur la vie de Montfort. Et, plus important...
    Bullock plongea la main dans un coffre et y fouilla. Il en tira ce qui semblait être un petit triptyque. Mais, quand Corbett l’ouvrit, au lieu d’un tableau représentant une crucifixion au centre et Marie et saint Jean sur les panneaux latéraux, il vit un portrait de Montfort grossièrement esquissé sous les traits d’un saint ; des deux côtés, une foule de gens, mains tendues, criait, sur les phylactères dessinés au-dessus de leur bouche, « Laudate ! Laudate ! » Gloire ! Gloire !
    Corbett se joignit aux recherches. Tripham restait sur le seuil, tout gémissements et faibles protestations.
    Bullock renversa les coffres, non sans plaisir. Finalement, Corbett entassa tout ce qu’ils avaient trouvé sur le bureau.
    — Ainsi c’était Appleston, le Gardien, conclut-il. Nous savions qu’il était le fils illégitime de Montfort et il devait, sans aucun doute, éprouver une affection particulière pour le comte. Les parchemins, le matériel d’écriture, tout semble indiquer qu’il était bien le Gardien.
    — Vous n’en êtes pas sûr ? intervint Ranulf.
    — Oh, je peux en accepter l’idée, répondit Corbett. Mais pourquoi s’est-il suicidé ? Car c’est ce que conclura le verdict, non ? Appleston a compris qu’il ne pourrait pas donner suite plus longtemps à son subterfuge. Donc il rédige un petit mémorandum narrant la vérité, avale une potion et meurt paisiblement dans son sommeil.
    Il jeta un coup d’oeil à Tripham.
    — La porte était-elle verrouillée ou non ?
    — Déverrouillée, Sir Hugh.
    Corbett s’assit sur un tabouret et se gratta le bout du nez.
    — Voilà un homme sur le point de se suicider, déclara-t-il. Il a rédigé sa condamnation à mort – on peut voir de l’encre sur ses doigts. Il a bu presque tout le vin. Appleston ne veut pas mourir spectaculairement, mais se couche.
    Corbett fixa le chandelier et remarqua que la cire avait beaucoup fondu.
    — Si vous pouviez tous sortir... Vous aussi, Messire, dit-il au shérif.
    Bullock s’apprêtait à protester.
    — S’il vous plaît, ajouta le magistrat. Je vous promets que ce ne sera pas long.
    Bullock suivit Tripham hors de la chambre et Ranulf ferma la porte derrière eux.
    — Vous ne croyez pas à un suicide, n’est-ce pas, Messire ?
    — Non, répondit Corbett. Ce n’est pas logique. La plupart des assassins tiennent à la vie. Le Gardien a apprécié le jeu. Il a tué en secret à l’abri des ténèbres. Alors pourquoi s’en irait-il avec tant de discrétion dans la nuit ? Oh, concéda Corbett, c’est vrai qu’il y a bien des preuves contre lui. Sa filiation, les documents dans la pièce... Mais, encore une fois, Ranulf, si tu étais le fils bâtard de Montfort, tu en serais fier, non ?
    — Oui, oui, bien sûr.
    — Alors, dis-moi, Ranulf, si tu allais te suicider, si tu rédigeais la dernière missive de ta vie, tu voudrais le faire tranquillement, n’est-ce pas ? Tu verrouillerais et barrerais la porte. Mais Appleston ne l’a pas fait. Il s’est couché sans souffler la chandelle. Et surtout, si