La chevauchée vers l'empire
plus gros que tous
les félins qu’il avait vus jusque-là. Gengis secoua la tête, ébahi, un œil
fermé par la douleur de sa dent cassée. Pour la calmer, il réclama d’un geste
une outre d’arkhi et s’arrosa le fond de la gorge. Pas un instant cependant ses
yeux ne quittèrent la bête qui allait et venait dans la cage, découvrant des
crocs incurvés. Il avait entendu parler du tigre au pelage orange et noir, mais
voir ses mâchoires, entendre le bruit sourd de sa queue frappant le sol, fit
battre son cœur plus vite. Il y avait un défi dans les yeux jaunes qui
parcouraient la foule impressionnée.
— N’est-ce pas un cadeau digne d’un khan ? s’exclama
Djaghataï.
Gengis le gratifia d’un bref regard froid, avertissement qui
fit perdre toute suffisance au jeune garçon. Autour d’eux, la foule s’était tue
et attendait la réaction du khan. Jelme était visiblement mal à l’aise.
— Je n’ai jamais vu un tel animal, lui dit Gengis. Comment
l’as-tu capturé ?
— Ce tigre est un présent du roi du Koryo pour toi, seigneur.
Il a été pris tout jeune mais on ne peut pas apprivoiser ces bêtes. Il paraît
qu’elles peuvent renverser un homme à cheval et tuer monture et cavalier.
Gengis s’approcha des barreaux, regarda le fauve dans les
yeux. Soudain le tigre bondit en avant et son poids fit osciller la cage. Trop
soûl pour esquiver, Gengis sentit l’impact de la patte sur son bras et, avec un
vague étonnement, considéra le sang perlant de sa manche déchirée. Les griffes
avaient profondément entaillé sa chair.
— Si vif, murmura-t-il, incrédule. J’ai connu des
serpents plus lents. Et une telle masse ! Je crois bien qu’il peut tuer un
homme et son cheval. Ces mâchoires broieraient un crâne.
Il vacillait un peu en parlant mais nul ne fit allusion à la
blessure, au cas où cela lui ferait honte.
— Au Koryo, ils ont des guerriers qui chassent le tigre,
commenta Djaghataï d’un ton plus humble. Mais ils le traquent en groupes, avec
des arcs, des piques et des filets.
Tandis qu’il donnait ces explications, son regard tomba sur Djötchi
et son expression devint songeuse. Son frère aîné semblait aussi fasciné que
Gengis par le tigre et se tenait trop près des barreaux.
— Prends garde, Djötchi, l’avertit-il d’une voix forte.
Il te griffera aussi.
Les yeux de Djötchi étincelèrent. Il aurait voulu contredire
son frère mais il ne pouvait se targuer de la rapidité de ses réflexes alors
que Gengis saignait.
— As-tu chassé l’une de ces bêtes au Koryo ? demanda-t-il.
Djaghataï haussa les épaules.
— Il y a peu de tigres dans la région des palais du roi.
Sous le regard pesant de Djötchi, il ne put s’empêcher d’ajouter :
— J’aurais pris part à la chasse si on en avait trouvé
un.
— Peut-être. Mais je doute que Jelme aurait laissé un
jeune garçon risquer sa vie contre un tel monstre.
Le visage de Djaghataï devint écarlate tandis que plusieurs
des guerriers ricanaient. Quelques instants plus tôt, il était le maître de la
foule. Son père et Djötchi avaient réussi à lui ravir ce moment, il devait
défendre son honneur. À quinze ans, il n’avait en lui que dépit et il s’en prit
au seul qu’il pouvait défier.
— Tu crois que tu pourrais affronter un tigre, Djötchi ?
Je parierais une fortune pour voir ça.
Jelme ouvrit la bouche mais la colère de Djötchi fut plus
prompte et fit parler le jeune homme imprudemment :
— Expose tes conditions, frère. J’ai bien envie d’inculquer
un peu de respect à ton gros chat. Il a versé le sang de mon père, après tout.
— Bêtises d’homme ivre, intervint aussitôt Jelme.
— Non, laisse-le essayer, répliqua Djaghataï aussi
rapidement. Je parie cent charretées de ma part du tribut koryon. De l’ivoire, du
fer, de l’or et du bois.
Il agita négligemment la main comme si cela ne comptait pas
pour lui et conclut :
— Si tu abats le tigre, ce sera à toi.
— Et tu t’agenouilleras devant moi, ajouta Djötchi.
La rage le consumait, lui faisant perdre toute maîtrise de
soi.
— Pour cela, il te faudrait faire plus que tuer un
tigre, frère, rétorqua Djaghataï, méprisant. Il faudrait que tu sois khan, et
cela ne suffirait peut-être pas.
Djötchi saisit la poignée de son sabre et l’aurait peut-être
dégainé si Jelme ne lui avait pas posé une main sur le bras.
— Allez-vous vous battre comme des mioches devant tout
le
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