La Chute Des Géants: Le Siècle
lacérant des arbres et criblant d’impacts les troncs des
pins. Grigori entendit un hurlement à côté de lui et vit Tomtchak s’effondrer.
Se jetant à genoux près du lieutenant, il constata que son visage et son torse
étaient en sang. Avec horreur, il vit qu’il avait été touché à l’œil. Tomtchak
tenta de se redresser et poussa un nouveau cri de douleur. « Que dois-je
faire ? Que dois-je faire ?» murmura Grigori. Il savait panser une
blessure normale, mais comment aider un homme qui avait perdu un œil ?
On lui donna un coup sur la tête
et Gavrik lui lança en courant : « Ne t’arrête pas, Pechkov, espèce
de connard ! »
Il jeta un nouveau regard à
Tomtchak. Apparemment, l’officier avait cessé de respirer. Il n’en était pas
sûr, mais il se releva et s’éloigna à toutes jambes.
Les tirs de mitrailleuse s’intensifièrent.
Grigori sentit la peur céder la place à la colère. Les balles ennemies le
révoltaient. Même si, au fond de lui, il savait que cette réaction était
irrationnelle, il n’y pouvait rien. Soudain, il fut pris de l’envie de tuer ces
salopards. Dans une clairière, à deux cents mètres de là, il aperçut des
uniformes gris et des casques à pointe. Il se glissa derrière un arbre, posa un
genou à terre, jeta un coup d’œil, épaula son fusil, visa un Allemand et, pour
la première fois, pressa la détente.
Il ne se passa rien et il se
rappela le cran de sûreté.
Il était impossible de libérer le
cran de sûreté d’un Mosin-Nagant quand il était en joue. Grigori baissa son
arme, s’assit derrière l’arbre, cala la crosse au creux de son bras et tourna
le gros levier moleté qui libérait le cran.
Il regarda autour de lui. Ses
camarades avaient cessé de courir pour se mettre à l’abri, eux aussi. Certains
tiraient, d’autres rechargeaient, d’autres encore, blessés, se tordaient de
souffrance ; quelques-uns étaient allongés dans l’immobilité de la mort.
Grigori jeta un nouveau coup d’œil,
épaula et visa. Il vit le canon d’un fusil qui dépassait d’un buisson, un
casque à pointe au-dessus de lui. Le cœur gonflé de haine, il pressa la détente
à cinq reprises. Le fusil qu’il visait se baissa mais ne tomba pas. Frustré,
déçu, il comprit qu’il avait manqué sa cible.
Le Mosin-Nagant était un fusil à
cinq coups. Grigori ouvrit sa sacoche, y prit des cartouches et rechargea. À
présent, il voulait tuer des Allemands le plus vite possible.
Jetant un nouveau coup d’œil
derrière son arbre, il aperçut un Allemand qui courait à découvert. Il vida son
chargeur, mais l’homme disparut derrière un bosquet.
Il ne servait à rien de tirer
comme cela, comprit-il. Il était difficile de toucher l’ennemi, plus difficile
que d’atteindre les cibles sur lesquelles il s’était entraîné. Il allait devoir
redoubler d’efforts.
Comme il rechargeait encore, une
mitrailleuse ouvrit le feu et la végétation qui l’entourait fut littéralement
pulvérisée. Il se colla à son arbre, serrant les jambes pour se faire tout
petit. À l’oreille, il estima que la mitrailleuse se trouvait à deux cents
mètres sur sa gauche.
Lorsqu’elle s’interrompit, il
entendit Gavrik : « Tirez-moi sur cet engin, bande de crétins !
Abattez-les pendant qu’ils rechargent ! » Grigori passa la tête
derrière l’arbre et chercha le nid de la mitrailleuse du regard. Il découvrit
le trépied entre deux gros arbres. Il pointa son arme puis hésita. Ne tire pas
au jugé, se rappela-t-il. Il inspira à fond, immobilisa le lourd canon, un
casque à pointe dans sa ligne de mire. Il baissa légèrement le canon pour viser
le torse de l’homme. Celui-ci avait ouvert le col de son uniforme : il
transpirait sous l’effort.
Grigori pressa la détente.
Raté. L’Allemand n’avait même pas
vu qu’on lui tirait dessus. Grigori ignorait où sa balle avait pu se loger.
Il tira et tira encore, vidant
son chargeur sans résultat. C’était exaspérant. Ces salopards voulaient le tuer
et il était incapable d’en toucher un seul. Peut-être était-il trop loin. Ou
alors il tirait trop mal.
La mitrailleuse ouvrit le feu à
nouveau et tous se figèrent.
Le commandant Bobrov apparut,
avançant à quatre pattes sur le sol de la forêt. « Soldats ! s’écria-t-il.
À mon commandement, foncez sur cette mitrailleuse ! »
Il est fou ! se dit Grigori.
Pas question que je bouge.
Le sergent Gavrik
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