La Chute Des Géants: Le Siècle
qu’il
disputait en fin de semaine.
Spiria n’était plus son complice.
Le jeune homme avait quitté Aberowen au bout de quelques jours pour aller
chercher un travail moins pénible à Cardiff. Mais on trouve toujours des gens
appâtés par le gain, et Lev s’était lié d’amitié avec Rhys Price, un
sous-directeur des houillères. Lev veillait à ce que Rhys gagne régulièrement,
après quoi ils partageaient les gains. Tout l’art consistait à ne pas dépasser
la mesure : il fallait laisser gagner les autres de temps en temps. Si les
mineurs comprenaient ce qui se passait, non seulement c’en serait fini du jeu,
mais ils risquaient de lui faire la peau. Son magot grossissait donc lentement
et il ne pouvait pas se permettre de refuser un repas gratuit.
C’était la voiture du Comte qui
allait chercher le prêtre à la gare. On le conduisait à Ty Gwyn, où on lui
servait du gâteau et du xérès. Si la Princesse Bea séjournait au château,
elle accompagnait le prêtre à la bibliothèque, où elle le précédait de quelques
secondes, ce qui lui évitait d’avoir à passer trop de temps en compagnie de ces
fidèles de basse extraction.
Ce jour-là, la pendule murale de
la salle de lecture affichait onze heures passées de quelques minutes lorsqu’elle
fit son entrée, vêtue d’un manteau et d’un chapeau de fourrure blanche pour se
protéger du froid. Lev réprima un frisson : il ne pouvait jamais la voir
sans ressentir la terreur qu’il avait éprouvée en assistant à la pendaison de
son père, à six ans.
Le prêtre la suivait, vêtu d’une
aube couleur crème et d’une large ceinture dorée. Pour la première fois, il n’était
pas seul. Il était accompagné d’un homme en habit de novice… Choqué et
horrifié, Lev reconnut Spiria, son ancien complice.
L’esprit en déroute, il regarda
les deux ecclésiastiques préparer les cinq miches de pain et le vin rouge coupé
d’eau pour l’office. Spiria avait-il trouvé Dieu et décidé de s’amender ?
Ou bien la soutane lui servait-elle de camouflage pour mieux voler et escroquer
son prochain ?
Le prêtre entonna le chant de
bénédiction. Quelques hommes parmi les plus dévots avaient formé une chorale – initiative
chaleureusement saluée par leurs voisins gallois – et ils chantèrent le
premier « Amen ». Lev se signa comme tout le monde, mais il était
inquiet. Il ne cessait de penser à Spiria. Un prêtre était parfaitement capable
de le dénoncer et de tout faire échouer : adieu les cartes, adieu le
billet pour l’Amérique, adieu l’argent pour Grigori.
Lev se rappela son dernier jour à
bord de l’ Ange Gabriel, quand il avait menacé de jeter Spiria par-dessus
bord simplement parce que l’autre avait évoqué la possibilité de le doubler.
Spiria ne l’avait sûrement pas oublié. Lev regrettait amèrement de l’avoir
humilié.
Il ne le quitta pas des yeux
pendant l’office, cherchant à déchiffrer son expression. Lorsqu’il s’avança
pour recevoir la communion, il tenta de croiser le regard de son ancien
complice, mais celui-ci ne sembla même pas le reconnaître : Spiria était
totalement absorbé par le rituel… ou feignait de l’être.
À la fin de la messe, les deux
ecclésiastiques remontèrent en voiture avec la princesse tandis que la
trentaine de chrétiens russes les suivaient à pied. Lev se tracassait toujours,
se demandant si Spiria lui adresserait la parole à Ty Gwyn. Prétendrait-il n’avoir
jamais été son complice ? Cracherait-il le morceau, attirant délibérément
sur Lev la colère des mineurs ? Chercherait-il à monnayer son silence ?
Lev aurait préféré quitter la
ville sans délai. Il y avait un train pour Cardiff toutes les heures ou
presque. S’il avait eu plus d’argent, il n’aurait peut-être pas hésité à filer
tout de suite. Mais il n’avait pas encore de quoi se payer un billet pour l’Amérique.
Il se dirigea donc vers le château du Comte pour le déjeuner.
On les installa à l’office, au
sous-sol. Le menu était roboratif : du ragoût de mouton avec du pain à
volonté et de la bière pour faire glisser le tout. Nina, la femme de chambre de
la princesse, une Russe d’un certain âge, se joignit à eux pour servir d’interprète.
Elle avait un faible pour Lev et veilla à ce qu’on le resserve généreusement.
Tandis que le prêtre mangeait
avec la princesse, Spiria descendit à l’office et s’assit à côté de Lev.
Celui-ci lui
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