La Chute Des Géants: Le Siècle
souciait peu de la loi. Il n’y avait qu’un policier dans toute la ville
et, comme tout le monde, il ne travaillait pas le jour du Seigneur. Le patron
des Deux Couronnes fermait la porte d’entrée pour sauver les apparences, les
habitués faisaient le tour par la cuisine et l’établissement travaillait
normalement.
Accoudés au comptoir, les frères
Ponti, Joey et Johnny, buvaient du whisky, ce qui n’était pas dans leurs
habitudes. Les mineurs buvaient de la bière. Le whisky était une boisson de
riches et, aux Deux Couronnes, une seule bouteille suffisait certainement d’un
Noël à l’autre.
Lev commanda une pinte de bière
et salua l’aîné des deux frères. « Salut,Joey.
— Salut, Grigori. » Lev
continuait d’utiliser le prénom de son frère, celui qui figurait sur son
passeport.
« Hé, Joey, tu es plein aux
as, aujourd’hui !
— Oui. Le frangin et moi, on
est allés à Cardiff hier pour un match de boxe. »
Les deux frères ressemblaient
eux-mêmes à des boxeurs, songea Lev : de larges épaules, un cou de
taureau, des mains comme des battoirs. « C’était bien ? demanda-t-il.
— Darkie Jenkins contre
Roman Tony. On a misé sur Tony, parce qu’il est italien comme nous. À treize
contre un, qu’ils le donnaient, et il a descendu Jenkins en trois rounds. »
Lev ne maîtrisait pas encore
toutes les subtilités de l’anglais, mais il savait ce que signifiait « treize
contre un ». « Venez donc faire une partie. J’ai l’impression… »
Il hésita, puis se rappela l’expression qu’il cherchait. « J’ai l’impression
que vous êtes en veine.
— Oh ! j’ai pas envie
de perdre ce fric aussi vite que je l’ai gagné », hésita Joey.
Mais lorsque la partie débuta une
demi-heure plus tard dans la grange, Joey et Johnny étaient là. Les autres
joueurs se partageaient entre Russes et Gallois.
Ils jouaient à une variante
locale de poker baptisée three-card bragque que Lev aimait bien. Une
fois les trois premières cartes distribuées, on ne touchait plus au jeu, ce qui
assurait des parties rapides. Si un joueur relançait, le suivant devait en
faire autant – il ne pouvait pas en rester à sa mise initiale –, de
sorte que le pot grossissait très vite. Les enjeux se poursuivaient jusqu’à ce
qu’il ne reste plus que deux joueurs en lice, chacun pouvant alors mettre un
terme à la partie en doublant sa mise, ce qui obligeait son adversaire à
abattre son jeu. La meilleure main possible était le priai, autrement
dit le brelan, le brelan de trois l’emportant sur tous les autres.
Lev avait l’instinct du jeu et,
la plupart du temps, il n’aurait pas eu besoin de tricher pour gagner. Mais il
était pressé.
On changeait de donneur à chaque
tour, si bien que Lev ne pouvait truquer le jeu que de temps à autre. Mais il
existe mille façons de tricher, et Lev avait conçu un code tout simple qui
permettait à Rhys de l’avertir quand il avait une bonne main. Lev continuait
alors de miser, indépendamment de la qualité de ses cartes, pour faire monter
les enjeux et grosSir le pot. Habituellement, tous les autres joueurs se
défaussaient et Rhys l’emportait sur Lev.
Pendant qu’on distribuait la
première donne, Lev décida que cette partie serait la dernière. S’il nettoyait
les frères Ponti, il aurait sûrement de quoi payer son billet. Dimanche
prochain, quand Spiria ne manquerait pas de faire sa petite enquête, Lev aurait
pris le large.
Au cours des deux heures
suivantes, voyant les gains de Rhys augmenter, il se dit que l’Amérique se
rapprochait un peu plus à chaque penny. D’ordinaire, il évitait de vider les
poches des autres joueurs, car il souhaitait les voir revenir la semaine
suivante. Mais aujourd’hui, il visait le jackpot.
Lorsque ce fut à nouveau son tour
de donner, le jour commençait à décliner. Joey Ponti eut droit à un brelan d’as
et Rhys à un brelan de trois. Il l’emportait donc haut la main. Lev se servit
deux rois, ce qui lui donnait des raisons de miser gros. Ce qu’il fit jusqu’à
ce que Joey soit presque à sec – il ne voulait pas s’encombrer de
reconnaissances de dette. Joey demanda à voir la main de Rhys. L’expression qu’il
afficha en la découvrant était aussi comique que déchirante.
Rhys ramassa le pot. Lev se leva
et dit : « Je suis lessivé. » La partie prit fin et tous
regagnèrent le bar, où Rhys paya une tournée générale pour consoler les
perdants. Les
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