La Chute Des Géants: Le Siècle
ma
jupe.
— Ah ! fit-il. Bon, d’accord. »
Il ne comprenait pas ce qui se passait mais se dit qu’il valait mieux obéir. Il
souleva l’ourlet de la robe grise. « Seigneur ! » Le couvre-lit
était imbibé de sang. Et au milieu gisait une petite chose rose enveloppée de
mucosités. Il distingua une grosse tête ronde aux yeux fermés, deux bras et
deux jambes minuscules. « C’est un bébé ! s’écria-t-il.
— Prends-le, Billy.
— Qui ça, moi ? Oh !
Bien. » Il se pencha au-dessus du lit, passa une main sous la tête du bébé
et une autre sous ses petites fesses. Il était tout gluant et tout glissant,
mais Billy réussit à le soulever. Un cordon l’attachait encore à Ethel.
« Tu le tiens ? demanda
celle-ci.
— Oui, oui. C’est un garçon.
— Il respire ?
— Je ne sais pas. Comment on
voit ça ?» Billy lutta contre la panique. « Non, je crois qu’il ne
respire pas.
— Tape-lui sur le derrière,
pas trop fort. »
Billy retourna le bébé, le cala
dans une de ses mains et lui donna une claque sur les fesses. Aussitôt, l’enfant
ouvrit la bouche, inspira et poussa un cri de protestation. Billy était ravi. « Tu
as entendu ça !
— Tiens-le encore une
minute, le temps que je me retourne. » Ethel s’assit et rajusta sa robe. « Donne-le-moi. »
Billy le lui tendit avec
précaution. Ethel nicha le bébé au creux de son bras et lui essuya le visage de
sa manche. « Il est splendide », déclara-t-elle.
Billy en était moins sûr.
Le cordon attaché au nombril du
bébé, jusque-là bleu et tendu, se flétrit et pâlit. « Ouvre ce tiroir, et
passe-moi les ciseaux et un rouleau de coton, tu veux », demanda Ethel.
Elle fit deux nœuds au cordon et
le coupa entre les nœuds. « Et voilà. » Puis elle déboutonna le haut
de sa robe. « Après ce que tu as vu, je suppose que ça ne va pas te gêner »,
dit-elle. Elle dénuda un sein et glissa le mamelon dans la bouche du bébé. Il
se mit à téter.
Elle ne se trompait pas. Billy n’était
absolument pas gêné. Une heure plus tôt, il aurait été mort de honte à l’idée
de voir le sein nu de sa sœur, mais à présent, un tel sentiment lui paraissait
futile. Tout ce qu’il éprouvait, c’était un immense soulagement : le bébé
était visiblement en bonne santé. Fasciné, il le regarda téter et s’émerveilla
de ses doigts minuscules. Il avait l’impression d’avoir assisté à un miracle.
Il s’aperçut que ses joues étaient mouillées de larmes, sans pouvoir se
souvenir à quel moment il avait pleuré.
Le bébé ne tarda pas à s’endormir,
Ethel reboutonna sa robe. « Nous le laverons tout à l’heure. » Puis
elle ferma les yeux. « Mon Dieu ! Je ne me doutais pas que ça ferait
aussi mal.
— Qui est le père, Eth ?
— Le Comte Fitzherbert. »
Elle rouvrit les yeux. « Oh ! non ! je m’étais juré de ne jamais
le dire.
— Le salaud ! Je le
tuerai », promit Billy.
XV.
Juin-septembre 1915
1.
Au moment où le bateau entra dans
le port de New York, Lev Pechkov se demandait si l’Amérique serait aussi
formidable que le disait son frère Grigori. Il se durcit en prévision d’une
affreuse déception. C’était inutile, l’Amérique était exactement ce qu’il avait
espéré : riche, vibrante d’activités, passionnante et libre.
Trois mois plus tard, il avait
trouvé un emploi de palefrenier à Buffalo, dans un hôtel connu jadis sous le
nom de Central Tavern et que son propriétaire actuel, un certain Josef Vialov,
avait agrémenté d’un toit en bulbe et rebaptisé hôtel de Saint-Pétersbourg
– par nostalgie peut-être pour la ville de son enfance.
Lev travaillait donc pour Vialov,
à l’instar de nombreux émigrés russes de Buffalo. Toutefois il ne l’avait
jamais rencontré et s’interrogeait sur ce qu’il pourrait bien lui dire si cela
lui arriverait un jour. Les Vialov de Russie l’avaient berné en le faisant
débarquer à Cardiff, et il ne l’avait toujours pas digéré ; d’un autre
côté, c’était grâce aux papiers qu’ils lui avaient fournis qu’il avait pu
franchir sans encombre le barrage des services d’immigration américains. Enfin,
à Buffalo, la seule mention de leur nom dans un bar de Canal Street lui avait
immédiatement procuré un emploi.
À présent, cela faisait un an qu’il
parlait anglais tous les jours, depuis qu’il avait posé le pied à Cardiff, et
il maîtrisait de mieux en mieux cette
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