La Chute Des Géants: Le Siècle
pue
du bec !
— Tu ne sais même pas qui c’est !
répliqua-t-elle avec un sourire.
— Viens plutôt chez moi !
Regarde ! » Il brandit son paquet. « Je fais des biftecks.
— Je vais y réfléchir.
— Apporte des glaçons ! »
Il entra dans son immeuble.
Pour les normes américaines, l’appartement
de Lev était modeste mais, à ses yeux, il était vaste et luxueux. Il se
composait d’un salon-chambre à coucher et d’une cuisine avec l’eau courante et
l’électricité. Et, surtout, Lev y habitait seul. À Saint-Pétersbourg, il aurait
dû partager un logement pareil avec dix autres personnes au moins.
Il retira sa veste, remonta ses
manches, se lava le visage et les mains à l’évier. Il espérait que Marga
viendrait. C’était le genre de fille qu’il aimait bien, toujours prête à rire,
à danser et à s’amuser sans trop s’inquiéter du lendemain. Il éplucha des
pommes de terre, les coupa en tranches, puis alluma la plaque chauffante et y
plaça une poêle avec un morceau de saindoux. Marga arriva avec un pot de glace
pilée pendant qu’il faisait revenir les pommes de terre. Elle prépara à boire,
ajoutant du sucre au gin.
Lev but son verre à petites
gorgées, puis déposa un léger baiser sur les lèvres de la jeune fille.
« Tu as bon goût !
— Et toi, tu es tout froid ! »
protesta-t-elle pour la forme, et il se demanda s’il arriverait à la fourrer
dans son lit plus tard.
Il mit la viande à cuire.
« Tu m’épates, dit-elle. Il
n’y a pas beaucoup de garçons qui savent faire la cuisine.
— Mon père est mort quand j’avais
six ans, ma mère quand j’en avais onze, expliqua Lev. C’est mon frère Grigori
qui m’a élevé. On a appris à se débrouiller tout seuls. Mais en Russie, on ne
mangeait pas de bifteck, tu peux me croire. »
Elle l’interrogea sur Grigori et
il lui raconta sa vie tout au long du dîner. En général, les filles étaient
émues par l’histoire de ces deux petits orphelins malmenés par la vie, obligés
de travailler dans une immense usine de locomotives pour gagner de quoi se
payer un lit à partager. Il passa sous silence, avec un petit pincement de
culpabilité, le chapitre où il avait abandonné sa petite amie enceinte.
Ils sirotèrent leur deuxième
verre dans le salon-chambre à coucher. La nuit tombait quand ils entamèrent le
troisième. Marga était assise sur les genoux de Lev, qui l’embrassait entre
deux gorgées. Lorsqu’elle ouvrit les lèvres sous la pression de sa langue, il
posa la main sur son sein.
Au même instant, la porte s’ouvrit
à toute volée.
Marga hurla.
Trois hommes déboulèrent dans la
pièce. Marga quitta d’un bond les genoux de Lev, sans cesser de crier. Un des
hommes la frappa sur la bouche du revers de la main. « Tu vas la fermer,
salope ! » Les deux mains sur ses lèvres ensanglantées, elle courut
vers la porte. Personne ne chercha à la retenir.
Lev sauta sur ses pieds et se rua
contre l’homme qui venait de frapper la jeune fille. Il lui assena un solide
coup de poing sur l’arcade sourcilière. Les deux autres l’attrapèrent par les
bras. C’étaient des costauds, et Lev n’arriva pas à échapper à leur étreinte.
Le premier, qui devait être leur chef, le frappa à plusieurs reprises au visage
et au ventre. Lev cracha du sang puis vomit son repas.
Quand, souffrant le martyre, il
fut réduit à l’impuissance, ils lui firent dévaler l’escalier et le traînèrent
dans la rue. Une Hudson bleue attendait devant l’immeuble, moteur allumé. Ils
le jetèrent à l’arrière, sur le plancher. Deux hommes s’assirent, l’écrasant
sous leurs pieds, le troisième prit le volant et démarra.
Lev était trop sonné pour se
demander où on l’emmenait. Ces types devaient travailler pour Vialov. Comment l’avaient-ils
trouvé ? Qu’allaient-ils faire de lui ? Il essaya de ne pas céder à
la panique.
Au bout de quelques minutes, la
voiture s’arrêta. On l’en extirpa. Il aperçut un entrepôt, dans une rue noire
et déserte. L’odeur d’eau stagnante lui fit comprendre qu’ils n’étaient pas
loin du lac Érié. L’endroit idéal pour tuer quelqu’un, se dit-il avec un sombre
fatalisme. Pas de témoins, le cadavre fourré dans un sac lesté de briques, pour
s’assurer qu’il coulerait à pic.
Ils le poussèrent à l’intérieur
du bâtiment. Lev essaya de rassembler ses esprits. Cette fois, il aurait bien
du mal à s’en sortir par de
Weitere Kostenlose Bücher