La Chute Des Géants: Le Siècle
langue. Les Américains lui trouvaient l’accent
anglais et certaines de ses expressions, typiques d’Aberowen, telles que « ici
même, là même » ou son habitude de terminer ses phrases par « n’est-ce
pas ?», ne laissaient pas de les étonner. Quant à ses « ma belle »,
les filles n’y résistaient pas. En un mot, il se débrouillait très bien.
Par un beau soir de juin, un peu
avant la fin de son service à six heures, alors qu’il était occupé à étriller
le cheval d’un client, son ami Nick entra dans la cour de l’écurie, une
cigarette aux lèvres. « Une Fatima, dit-il en inhalant une longue bouffée
avec un plaiSir exagéré. Du tabac turc. Exquis. »
Ce Nikolaï Davidovitch Fomek
– de son nom complet – se faisait appeler ici Nick Forman. Dans les
parties de cartes que Lev organisait, il jouait parfois le rôle tenu autrefois
par Spiria et Rhys Price, mais sa principale activité était le vol.
« Combien ? demanda
Lev.
— En magasin, cinquante cents la boîte de cent cigarettes. Je te la laisse à dix. Tu pourras la
fourguer à vingt-cinq. »
Les Fatima étaient très
appréciées, Lev le savait. Il n’aurait aucun mal à les vendre à moitié prix. Il
balaya la cour du regard. Le patron n’était pas dans les parages. « C’est
bon, dit-il.
— Tu en veux combien ? J’en
ai un plein camion. »
Lev n’avait qu’un dollar sur lui.
« Vingt boîtes. Je te donne un dollar maintenant, l’autre plus tard.
— Je ne fais pas crédit. »
Lev posa la main sur l’épaule de
Nick avec un grand sourire. « Allez, l’ami, tu peux me faire confiance. On
est copains, n’est-ce pas ?
— Ça marche. Je reviens. »
Un instant plus tard, il
réapparut chargé de vingt boîtes rectangulaires vertes au couvercle orné d’un
dessin de femme voilée. Lev les fourra dans un sac et tendit un dollar à Nick.
« Toujours un plaiSir de
filer un coup de main à un compatriote », déclara celui-ci et il s’éloigna
d’un pas tranquille.
Lev nettoya son étrille et son
cure-pied. À six heures cinq, il dit au revoir au chef palefrenier et se
dirigea vers le premier secteur. C’était un peu gênant de se promener dans les
rues, un sac de fourrage à la main. Que dirait-il si un agent de police voulait
y jeter un coup d’œil ? Cependant, il ne s’inquiétait pas outre mesure :
son bagout l’avait toujours aidé à se tirer des situations fâcheuses.
Il se rendit à l’Irish Rover, un
grand bar toujours bondé. Après s’être frayé un chemin jusqu’au comptoir, il
commanda une chope de bière et en descendit la moitié d’un trait avant d’aller
s’asseoir près d’un groupe d’ouvriers qui baragouinaient un mélange d’anglais
et de polonais. Au bout d’un moment, il demanda : « Yen a qui fument
des Fatima ici ?
— Ouais, répondit un chauve
en tablier de cuir. De temps en temps.
— Tu veux une boîte à moitié
prix ? Vingt-cinq cents les cent cigarettes.
— Qu’est-ce qu’elles ont qui
cloche ?
— Quelqu’un les a perdues,
un autre les a retrouvées.
— C’est pas un peu risqué ?
— Écoute-moi : tu poses
ton fric sur la table. Je ne le prendrai que quand tu m’auras dit que c’est d’accord. »
Il avait maintenant l’attention
de toute la tablée. Le chauve extirpa de sa poche une pièce de vingt-cinq cents. Lev sortit une boîte de son sac et la lui tendit. L’autre l’ouvrit.
Il en retira un petit rectangle de papier qu’il déplia. C’était une
photographie. « Ben dis donc ! Y a même une carte de baseball ! »
Il attrapa une cigarette et l’alluma. « Extra, dit-il, tu peux ramasser ta
pièce. »
Un autre homme qui regardait la
scène par-dessus l’épaule de Lev demanda : « C’est combien ? »
Lev lui indiqua le prix, le type lui acheta deux boîtes.
En une demi-heure, toute la
marchandise était vendue. Lev était ravi : en moins d’une heure, il avait
transformé deux dollars en cinq. À l’écurie, il mettait une journée et demie à
en gagner trois. Ça vaudrait peut-être le coup d’acheter d’autres boîtes volées
à Nick, le lendemain.
Il s’offrit encore une bière
avant de sortir, abandonnant le sac vide par terre. Il prit la direction de
Lovejoy, un quartier pauvre de Buffalo où vivaient la plupart des Russes ainsi
que nombre d’Italiens et de Polonais. Il pourrait s’acheter un bifteck en
rentrant chez lui et le faire cuire avec des pommes de terre. Il
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