La Chute Des Géants: Le Siècle
de ce nouveau discours pour comparer les deux
hommes assis sur l’estrade, qui tous deux la courtisaient. Fitz était le
produit de plusieurs siècles de richesse et de culture. Comme toujours, il
était élégamment vêtu, les cheveux parfaitement coupés, les mains soignées et
les ongles impeccables. Bernie était issu d’un groupe de population persécuté
qui avait erré de pays en pays, ne devant sa survie qu’à une intelligence bien
supérieure à celle de ses tortionnaires. Il portait son unique costume en
lourde serge gris foncé. C’était la seule tenue qu’Ethel lui connaissait :
quand il faisait chaud, il tombait la veste, tout simplement.
L’auditoire était attentif. La
question de la paix divisait en effet le parti travailliste. Ramsay MacDonald,
qui s’était prononcé contre la guerre au Parlement le 3 août 1914,
avait démissionné de son poste de chef du parti deux jours plus tard, lorsque
la guerre avait été déclarée. Depuis, les députés travaillistes avaient soutenu
la guerre, comme la majorité de leurs électeurs. Mais au sein de la classe
ouvrière, les partisans du parti travailliste étaient les plus
sceptiques ; aussi y avait-il une forte minorité en faveur de la paix.
Fitz commença son discours en
évoquant les fières traditions britanniques. Pendant des siècles, la
Grande-Bretagne avait su préserver l’équilibre des forces en Europe, le plus
souvent en se rangeant du côté des nations les plus faibles pour éviter qu’un
seul pays ne domine les autres. « Le chancelier allemand n’a rien dit des
conditions d’un accord de paix, souligna-t-il. Mais toute discussion
s’ouvrirait par l’affirmation du statu quo. Conclure la paix maintenant
reviendrait à accepter que la France soit humiliée et amputée d’une partie de
son territoire et la Belgique transformée en satellite de l’Allemagne.
L’Allemagne dominerait le continent du seul fait de sa puissance militaire.
Nous ne pouvons pas permettre cela. Nous devons nous battre jusqu’à la
victoire. »
Au moment d’ouvrir les débats,
Bernie prit soin de préciser : « Le Comte Fitzherbert est parmi
nous à titre purement personnel et non en tant qu’officier. Il m’a donné sa
parole d’honneur qu’aucun soldat actuellement sous les drapeaux et présent dans
cette salle ne fera l’objet de sanctions disciplinaires pour ce qu’il pourrait
dire ici. C’était évidemment la condition préalable à la présence du Comte parmi
nous. »
Bernie posa lui-même la première
question. Excellente, comme toujours. « Pour reprendre votre analyse, Lord Fitzherbert,
si la France est humiliée et perd des territoires, la stabilité de l’Europe
sera compromise. » Fitz hocha la tête.
« En revanche, si
l’Allemagne est humiliée, si elle perd l’Alsace et la Lorraine – comme ce
sera assurément le cas –, la stabilité de l’Europe sera renforcée. »
Le trouble momentané de Fitz
n’échappa pas à Ethel. Il ne s’était pas attendu à devoir affronter une
opposition d’une intelligence aussi pénétrante dans l’East End. Sur le plan
intellectuel, il n’arrivait pas à la cheville de Bernie, et elle en eut un peu de
peine pour lui.
« Comment expliquez-vous
cette différence ?» demanda Bernie, et des murmures d’approbation
s’élevèrent de la partie de l’assistance favorable à la paix.
Fitz se reprit rapidement. « La
différence, dit-il, c’est que l’Allemagne est l’agresseur, que c’est un pays
brutal, militariste et cruel. En concluant la paix maintenant, nous
récompenserions un tel comportement. Et nous l’encouragerions à
l’avenir ! »
L’autre partie de la salle
applaudit. Fitz avait réussi à sauver la face. Mais son argument manquait de
force, estima Ethel, et Maud se leva pour le dénoncer : « La guerre
n’a pas éclaté par la faute d’une seule nation ! Il est devenu de bon ton
d’accuser l’Allemagne et nos journaux militaristes propagent cette légende.
Nous évoquons l’invasion de la Belgique par l’Allemagne sans reconnaître qu’il
y a eu provocation. Nous oublions les six millions de soldats russes mobilisés
sur la frontière orientale de l’Allemagne ; nous oublions le refus de la
France d’affirmer sa neutralité. » Comme plusieurs hommes commençaient à
huer Maud, Ethel songea amèrement que ce n’était pas en montrant aux gens que
la situation était plus complexe qu’ils ne le pensaient que l’on
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