La Chute Des Géants: Le Siècle
capote et le soulever en l’air.
L’homme était fluet et ne pesait
pas grand-chose. Grigori le tint ainsi au-dessus du sol pendant un moment avant
de le jeter de toutes ses forces par l’ouverture.
La chute de Kozlov parut très
lente. Les parements verts de son uniforme brillèrent dans le soleil tandis qu’il
passait pardessus le parapet. Un long cri de terreur déchira le silence. Puis
son corps toucha le sol dans un bruit sourd que Grigori lui-même entendit
depuis le sommet de la tour. Le hurlement s’interrompit net.
Après un instant de silence, une
clameur colossale s’éleva.
Il fallut à Grigori quelques
secondes pour se rendre compte que c’était lui que le peuple ovationnait. En
apercevant l’uniforme de la police sur le trottoir et l’uniforme militaire
toujours dans la tourelle, les gens avaient compris ce qui s’était passé.
Grigori les vit sortir des encoignures de portes et des ruelles pour se
rassembler au milieu de la rue, les yeux levés vers lui, l’applaudissant et l’acclamant.
Il était un héros.
Ces vivats le mirent mal à l’aise.
Il avait tué plusieurs personnes au cours de la guerre et cette idée ne le faisait
plus frémir, mais tout de même. Il avait du mal à se réjouir de la mort de
quelqu’un, même si Kozlov l’avait bien mérité. Il demeura sur place quelques
instants, laissant les gens l’acclamer malgré sa gêne. Puis il regagna la tour
et redescendit l’escalier en colimaçon.
En chemin, il récupéra son fusil
et son revolver. Quand il arriva dans l’église, le père Mikhaïl l’attendait,
effrayé. Grigori braqua son revolver sur lui. « Je devrais te descendre.
Le tireur que tu as laissé monter sur ton toit a tué deux amis à moi et trois
autres personnes au moins. Tu n’es qu’un diable d’assassin, toi aussi ! »
Le prêtre fut tellement interloqué de s’entendre traiter de diable qu’il en
resta muet. Grigori renifla de dégoût et passa la porte, incapable de tuer un civil
désarmé.
Les hommes de sa section l’attendaient
dehors. Ils l’accueillirent avec des hurlements de joie quand il posa le pied
dans la rue ensoleillée. Il ne put les empêcher de le hisser sur leurs épaules
et de le porter en triomphe.
De ce point de vue surélevé, il
découvrit que l’atmosphère avait bien changé. Les gens avaient continué à boire
et, à tous les coins de rue, un ou deux types ivres morts gisaient sur les pas
de porte. Il constata avec stupéfaction que, dans les ruelles, les gens
faisaient bien plus que s’embrasser. Et tout le monde était armé. Visiblement,
d’autres arsenaux avaient été pillés, peut-être même des fabriques d’armes. À
chaque croisement, il y avait des voitures embouties, des ambulances et des
médecins qui s’occupaient des blessés. Les enfants traînaient dans les rues
aussi bien que les adultes. Les petits garçons notamment prenaient du bon
temps, chapardant de la nourriture, fumant des cigarettes et jouant dans les
automobiles abandonnées.
Grigori vit qu’on pillait un
magasin de fourrures avec une efficacité qui trahissait des professionnels et
il repéra parmi eux un ancien copain de Lev, Trofim, sortant du magasin, les
bras chargés de manteaux. Il les empila dans une brouette sous l’œil vigilant d’un
autre ami de son frère, un policier véreux du nom de Fiodor, qui cachait son
uniforme sous une pelisse de paysan. De toute évidence, les délinquants de tout
poil étaient à la fête.
Les hommes de Grigori finirent
par le reposer à terre. Le jour commençait à décliner ; çà et là, des feux
de joie avaient été allumés. Les gens se rassemblaient autour d’eux, buvaient
et chantaient.
Consterné, Grigori vit un gamin
de dix ans s’emparer du pistolet d’un soldat écroulé sur le pavé. C’était un
pistolet semi-automatique à canon allongé, un Luger P08 de l’armée
allemande : le soldat devait l’avoir pris à un prisonnier sur le front. Le
tenant des deux mains, le petit garçon le pointa sur l’homme à terre avec un
grand sourire. Au moment précis où Grigori se précipitait pour le désarmer, le
gamin pressa sur la détente. Une balle transperça la poitrine du soldat ivre.
Le garçon poussa un cri. Dans son effroi, il gardait le doigt crispé sur la
gâchette, de sorte que l’arme tirait toujours. Sous l’effet du recul, le gamin
avait levé les bras en l’air et les balles partaient dans tous les sens. L’une
d’elles toucha une vieille femme,
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