La Chute Des Géants: Le Siècle
bouleversé, qu’il n’avait même pas
cherché à le retrouver, la veille, pour lui annoncer la mort de sa mère. Mais
il vit immédiatement que Konstantin avait été prévenu. En plus de son brassard
rouge, il portait un ruban noir à sa casquette.
Grigori l’embrassa. « J’y
étais, j’ai tout vu.
— C’est toi qui as tué le
policier embusqué ?
— Oui.
— Merci. Mais la vraie
vengeance de ma mère, ce sera la révolution. »
Konstantin avait été élu avec un
autre camarade pour représenter les ouvriers des usines Poutilov. Les députés
continuèrent d’affluer tout au long de l’après-midi. En début de soirée, ils
étaient trois mille à se masser dans l’immense salle Catherine. Presque tous
étaient des soldats. L’armée étant déjà divisée en régiments et en sections, il
avait sans doute été plus facile d’y organiser des élections que parmi les
ouvriers qui, pour un grand nombre d’entre eux, n’avaient pas pu entrer dans
leurs usines, barricadées par les patrons. Certains délégués avaient été élus
par quelques dizaines de personnes seulement, d’autres par des milliers.
Décidément, la démocratie n’était pas simple.
Quelqu’un proposa de rebaptiser
ce conseil « soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd »,
et l’idée fut approuvée par des tonnerres d’applaudissements. Apparemment, il n’y
avait aucune procédure particulière, pas d’ordre du jour, pas de méthode pour
proposer ou appuyer des résolutions, pas le moindre mécanisme électoral. Les
députés n’avaient qu’à se lever et à prendre la parole, si bien qu’ils se
retrouvaient souvent plusieurs à parler en même temps. Sur l’estrade, plusieurs
individus – que leur allure bourgeoise rendait quelque peu suspects –
avaient pris place, et Grigori se dit que ce devait être les membres de ce
fameux comité exécutif constitué la veille. Quelqu’un se chargeait du
procès-verbal, c’était toujours ça.
Malgré le désordre plutôt
inquiétant, l’excitation était à son comble. Tout le monde avait le sentiment d’avoir
livré une bataille et remporté la victoire. Pour le meilleur ou pour le pire,
ils créaient un monde nouveau.
Pas un instant pourtant le
problème du pain ne fut évoqué. Exaspérés par l’inaction du soviet, Grigori et
Konstantin quittèrent la salle Catherine à un moment où la confusion était
entière. Ils traversèrent le palais pour aller voir ce que faisait la douma. En
cours de route, ils virent des soldats à brassard rouge amasser dans l’entrée
nourriture et munitions comme s’ils se préparaient à soutenir un siège.
Évidemment, pensa Grigori, le tsar ne va pas accepter la situation sans réagir.
Tôt ou tard, il essaierait de reprendre le pouvoir par la force et il ferait
alors donner l’assaut au bâtiment.
Dans l’aile droite, ils
croisèrent le comte Malakov. Il était délégué d’un parti de centre droit, mais
leur parla assez poliment. Il leur apprit qu’un autre comité avait été formé,
le « comité provisoire des membres de la douma pour le rétablissement de l’ordre
dans la capitale et les rapports avec les institutions et les personnalités ».
Un titre ridicule, estima Grigori, et qui devait cacher une sinistre tentative
de la douma pour reprendre le pouvoir. Son inquiétude s’accrut encore lorsque
Malakov précisa que ce comité avait nommé le colonel Engelhardt commandant
militaire de la place de Petrograd.
« Oui, dit Malakov avec
satisfaction, ordre a été donné à tous les soldats de regagner leurs quartiers
et d’obéir aux ordres.
— Quoi ? s’écria
Grigori, choqué. Mais ce sera la fin de la révolution. Les officiers du tsar
reprendront le pouvoir !
— Les membres de la douma ne
croient pas qu’il s’agisse d’une révolution.
— Eh bien, ce sont des
imbéciles ! » lança Grigori, furieux.
Malakov leva le nez et s’éloigna.
Konstantin partageait la colère
de Grigori. « C’est une contre-révolution !
— Et il faut l’empêcher ! »
renchérit Grigori.
Ils s’empressèrent de regagner l’aile
gauche. Dans la grande salle, un président de séance cherchait à imposer un peu
d’ordre dans un débat. Grigori bondit sur l’estrade. « J’ai une
déclaration urgente à faire ! hurla-t-il.
— Comme tout le monde, dit
le président d’un air las. Mais bon, vas-y !
— La douma ordonne aux
soldats de regagner leurs quartiers et de
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