La Chute Des Géants: Le Siècle
« Par
lâcheté. Le tsar a ordonné à Ivanov de marcher sur Petrograd et d’établir une
dictature militaire, mais ses soldats se sont révoltés et l’expédition a dû
être annulée.
— L’ancienne classe dirigeante
baisse les bras, c’est ça ? s’étonna Katerina.
— On dirait. C’est bizarre,
n’est-ce pas ? Mais de toute évidence, il n’y aura pas de contre-révolution. »
Ils se couchèrent, Grigori en
sous-vêtements, Katerina toujours en robe. Elle ne s’était jamais complètement
dénudée devant lui. Peut-être tenait-elle à garder un peu de mystère. C’était
une de ses lubies et il l’acceptait, non sans regret. Il la prit dans ses bras
et la couvrit de baisers. Quand il la pénétra, elle chuchota : « Je t’aime »,
et il fut l’homme le plus heureux du monde.
Plus tard, elle murmura d’une
voix endormie : « Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
— Il y aura une assemblée
constituante, élue sur la base du suffrage universel, direct, secret et
égalitaire. En attendant, la douma forme un gouvernement temporaire.
— Qui sera à sa tête ?
— Lvov.
— Un prince ! s’écria
Katerina avec stupéfaction. Mais pourquoi ?
— Ils veulent obtenir la
confiance de toutes les classes.
— Au diable toutes les
classes !» Son indignation l’embellissait encore : ses joues s’étaient
colorées, ses yeux étincelaient. « Ce sont les ouvriers et les soldats qui
ont fait la révolution. On n’a pas besoin de la confiance des autres, si ? »
Cette question avait également
tracassé Grigori ; toutefois, la réponse qu’on lui avait faite l’avait
convaincu. « Nous avons besoin que les hommes d’affaires rouvrent les
usines, que les grossistes assurent le ravitaillement de la ville et que le
petit commerce reprenne.
— Et le tsar ?
— La douma réclame son
abdication. Elle a envoyé deux délégués à Pskov pour le lui faire savoir. »
Katerina le dévisagea, les yeux
ronds. « Qu’il abdique ? Le tsar ? Mais ce serait la fin ?
— Oui.
— Tu crois que c’est
possible ?
— Je n’en sais rien. On le
saura demain. »
6.
Ce vendredi-là, dans la salle
Catherine du palais de Tauride, les débats étaient décousus. Deux ou trois
mille hommes et quelques femmes se pressaient dans une atmosphère saturée d’une
odeur de fumée et de soldats mal lavés. On attendait la décision du tsar.
Les discours étaient souvent
interrompus par toutes sortes de déclarations qui, le plus souvent, ne
présentaient aucun caractère d’urgence. Tantôt c’était un soldat qui prenait la
parole pour dire que son bataillon avait formé un comité et placé son colonel
aux arrêts ; tantôt ce n’était même pas une annonce mais une harangue
appelant à défendre la révolution.
Quand il vit bondir sur l’estrade
un sergent aux cheveux gris brandissant un papier, Grigori comprit qu’il allait
enfin se passer quelque chose. Les joues rouges et le souffle court, l’homme
réclama le silence. Puis il proclama lentement et d’une voix sonore : « Le
tsar a signé un document… »
Il n’avait pas fini que les
acclamations fusaient déjà.
Il haussa le ton : « …
par lequel il abdique… »
Les acclamations s’étaient
transformées en hurlements. Grigori était électrisé. Était-ce vrai ? Le
rêve se serait réalisé ?
Le sergent tendit la main pour
obtenir le calme. Il n’avait pas achevé.
« … et en raison de la santé
précaire de son fils Alexandre, âgé de douze ans, il appelle son frère cadet,
le grand-duc Mikhaïl, à lui succéder sur le trône. »
La joie céda la place aux
protestations. « Non ! » hurla Grigori, dont la voix se perdit
parmi les milliers d’autres.
Au bout de plusieurs minutes,
alors que le calme commençait à revenir dans la salle, une immense clameur
retentit au-dehors. La foule massée devant le palais devait avoir appris la
nouvelle et l’accueillait avec la même indignation.
« Le gouvernement provisoire
ne peut pas accepter ça ! s’écria Grigori, s’adressant à Konstantin.
— Je suis bien d’accord,
répondit celui-ci. Allons le leur dire ! »
Ils quittèrent le soviet et
traversèrent le palais. Les ministres du gouvernement récemment formé tenaient
assemblée dans la salle où l’ancien comité provisoire s’était réuni – en
fait, c’était peu ou prou les mêmes hommes, ce qui ne laissait pas d’être
inquiétant. Ils
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