La Chute Des Géants: Le Siècle
à tête avec Rodzianko,
messieurs ? Non, ne partez pas, nous allons simplement nous retirer dans
la pièce à côté. »
Le tsar désigné mais hésitant
sortit en compagnie du corpulent ex-président de la douma. Les membres de la
délégation s’entretinrent à voix basse. Personne n’adressait la parole à
Grigori. Il était le seul membre de la classe ouvrière, et sentait qu’il leur
faisait un peu peur. Comme s’ils le soupçonnaient – à juste titre d’ailleurs –
d’avoir les poches de son uniforme de sergent bourrées d’armes et de munitions.
Rodzianko réapparut. « Le
grand-duc m’a demandé si nous pouvions garantir sa sécurité personnelle dans l’éventualité
où il accepterait le trône », annonça-t-il. Le grand-duc s’inquiétait
davantage pour sa peau que pour son pays, se dit Grigori, plus écœuré que
surpris. « Je lui ai répondu que cela nous était impossible, acheva
Rodzianko.
— Àlors ?… intervint
Kerenski.
— Il va nous rejoindre dans
un instant. »
L’intermède parut durer une
éternité. Puis le grand-duc revint. Le silence s’établit. Pendant un long
moment, personne ne dit mot.
Enfin, Mikhaïl fit son annonce :
« J’ai décidé de refuser la couronne. »
Grigori crut que son cœur s’était
arrêté de battre. Huit jours plus tôt seulement, les femmes de Vyborg
traversaient le pont Liteïni ; aujourd’hui, le pouvoir des Romanov était
renversé.
Les dernières paroles de sa mère
lui revinrent en mémoire : « Je ne connaîtrai pas le repos tant que
la Russie ne sera pas une république. » Tu peux te reposer, maintenant,
mère, murmura-t-il pour lui-même.
Kerenski serrait la main du
grand-duc en prononçant des formules pompeuses, mais Grigori ne l’écoutait pas.
Il pensait : Nous avons
gagné ! Le tsar est déposé !
Nous avons fait la révolution !
7.
À Berlin, Otto von Ulrich déboucha
un magnum deChampagne Perrier-Jouët 1892.
Les von Ulrich avaient invité les
von der Helbard à déjeuner. Le père de Monika, Konrad, était Graf, c’est-à-dire
comte, et sa mère Gr ä fîn par voie de conséquence. La comtesse
Eva von der Helbard était une femme impressionnante dont la chevelure poivre et
sel s’étageait en une pyramide complexe. Avant le déjeuner, elle avait pris
Walter à part pour lui dire que Monika était une violoniste accomplie et qu’elle
avait été la meilleure élève de sa classe dans toutes les disciplines. Du coin
de l’œil, le jeune homme avait vu son père s’entretenir avec Monika et en avait
déduit que celle-ci se voyait confier un bulletin scolaire identique le concernant.
Il était furieux que ses parents
persistent à lui imposer Monika. Et l’attirance qu’elle exerçait sur lui ne
faisait qu’aggraver la situation. C’était une jeune fille aussi belle qu’intelligente.
Elle était toujours impeccablement coiffée, et il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer,
le soir venu, retirant les épingles de ses cheveux et secouant la tête pour
libérer ses boucles. Ces derniers temps, il avait parfois du mal à se rappeler
le visage de Maud.
Otto brandit son verre. «Adieu le
tsar !
— Vous m’étonnez, père,
intervint Walter sur un ton cassant. Considérez-vous sérieusement qu’il faille
célébrer le renversement d’un monarque légitime par une foule d’ouvriers et de
soldats révoltés ? »
Le visage d’Otto vira au rouge.
Greta, la sœur de Walter, tapota gentiment le bras de son père. « Ne l’écoutez
pas. Walter ne dit cela que pour vous ennuyer, papa. »
Konrad déclara : « J’ai
connu le tsar Nicolas lorsque j’étais à notre ambassade de Petrograd.
— Et que pensez-vous de lui,
monsieur ?» s’enquit Walter.
Ce fut Monika qui répondit, avec
un sourire de connivence à l’adresse de Walter. « Papa disait toujours que
si le tsar était né dans une autre famille, il aurait pu, en se donnant du mal,
faire un postier acceptable.
— C’est la tragédie de la
monarchie héréditaire, approuva Walter en se tournant vers son père. Mais vous
désapprouvez certainement l’instauration de la démocratie en Russie.
— La démocratie ?
persifla Otto. C’est à voir. Pour l’heure, tout ce que nous savons, c’est que
le chef du gouvernement provisoire est un aristocrate libéral. »
Monika demanda à Walter : « Croyez-vous
que le prince Lvov cherchera à faire la paix avec nous ? »
C’était la grande question
Weitere Kostenlose Bücher