La Chute Des Géants: Le Siècle
cockney et parlait anglais avec un accent très différent de
celui du pays de Galles ou de l’État de New York. Au début, Lev avait eu du mal
à le comprendre.
« Tu as le whisky ?
— Nan, que des boîtes de
cacao. »
Lev se pencha vers l’intérieur de
la charrette et releva un coin de la bâche. Sid plaisantait, il en était
presque sûr. Il vit un carton étiqueté « Fry’s Chocolate & Cacao ».
« C’est pas trop le genre de
trucs que les Cosaques apprécient, lança-t-il.
— Regarde dessous. »
Lev poussa le carton et déchiffra
une autre étiquette : « Teacher’s Highland Cream – Perfection Old Scotch Whisky ».
« Combien ?
demanda-t-il.
— Douze caisses. »
Il recouvrit le carton. « C’est
mieux que du cacao. »
Il donna à Sid les indications
pour sortir du centre-ville. Il se retournait souvent pour s’assurer qu’on ne
les suivait pas et s’inquiéta en apercevant un officier de l’armée américaine.
Mais personne ne leur posa de question. Vladivostok grouillait de réfugiés qui
avaient fui le bolchevisme. La plupart avaient emporté beaucoup d’argent. Ils
le dépensaient comme s’il ne devait plus y avoir de lendemain, ce qui était
sans doute le cas pour beaucoup d’entre eux. Du coup, les magasins étaient
bondés et les rues envahies de charrettes bourrées de marchandises comme
celle-ci. En raison de la pénurie qui régnait en Russie, la plupart des
produits à vendre avaient été importés illégalement de Chine ou, comme le
whisky de Sid, volés à l’armée.
Lev vit une femme accompagnée d’une
petite fille. Il pensa à Daisy. Elle lui manquait. Elle parlait et marchait à
présent. Elle faisait une petite moue qui faisait fondre tout le monde, même
Josef Vialov. Il ne l’avait pas vue depuis six mois. Elle avait deux ans et
demi maintenant et avait dû changer pendant son absence.
Marga aussi lui manquait. C’était
d’elle qu’il rêvait, de son corps nu frétillant contre le sien au lit. C’était
à cause d’elle qu’il avait eu des ennuis avec son beau-père et se retrouvait en
Sibérie ; pourtant, cela ne l’empêchait pas d’avoir terriblement envie de
la voir.
« Tu as un faible pour
quelque chose, Sid ? » demanda Lev.
Il éprouvait le besoin de se lier
davantage à Sid le taciturne : il fallait pouvoir se fier à son associé
dans ce genre de combine.
« Nan, fit Sid. Le fric, c’est
tout.
— Et tu es prêt à prendre
des risques pour ça ?
— Nan. À part que je vole,
évidemment.
— Tu n’as jamais d’ennuis ?
— Pas trop, nan. La tôle,
une fois, mais six mois, c’est tout.
— Moi, mon faible, c’est les
femmes.
— Ah oui ? »
Lev s’était habitué à cette manie
anglaise de poser la question alors qu’on avait déjà donné la réponse.
« Oui, acquiesça-t-il. Je ne
peux pas leur résister. Il faut absolument que j’aie une jolie fille à mon bras
quand j’entre dans une boîte de nuit.
— Ah oui ?
— Oui. C’est plus fort que
moi. »
Ils arrivèrent dans le quartier
des docks, constitué de rues sales et d’hôtels de marins sans nom ni adresse.
Sid était nerveux.
Lev se tourna vers lui : « Tu
es armé, hein ?
— Nan. J’ai que ça. »
Il écarta son manteau pour
montrer un énorme pistolet au canon d’un pied de long coincé dans sa ceinture.
Lev n’avait jamais vu d’arme pareille.
« C’est quoi, ce machin ?
— Un Webley-Mars. Le
pistolet le plus puissant du monde. Très rare.
— Pas la peine d’appuyer sur
la gâchette. T’as qu’à le sortir, les gens seront morts de trouille. »
Dans cette partie de la ville,
personne n’était payé pour dégager la neige. La charrette suivait les traces
laissées par les véhicules précédents ou dérapait sur la glace des ruelles peu
fréquentées. Depuis qu’il était en Russie, Lev ne cessait de penser à son
frère. Il n’avait pas oublié la promesse qu’il avait faite à Grigori de lui
envoyer le prix de son billet pour l’Amérique. Il gagnait beaucoup d’argent en
vendant aux Cosaques des marchandises volées à l’armée. Après l’affaire d’aujourd’hui,
il aurait assez pour payer le voyage de Grigori.
Il avait fait beaucoup de choses
inavouables dans sa courte existence, mais s’il pouvait se racheter auprès de
son frère, il serait plus en paix avec lui-même.
Ils s’engagèrent dans une ruelle
et tournèrent derrière un immeuble bas. Lev ouvrit un carton et
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