La Chute Des Géants: Le Siècle
réprimer son propre
besoin d’amour physique. Il y avait presque deux ans qu’un homme ne l’avait pas
touchée. Elle se faisait l’effet d’une vieille nonne, ridée et desséchée.
« Quel air triste ! »
Rien n’échappait à Johnny. « J’espère que tu n’es pas amoureuse de Pozzo. »
Elle éclata de rire et ramena la
conversation sur le terrain politique. « Si nous savons que les Allemands
ne peuvent pas payer, pourquoi Lloyd George insiste-t-il ?
— Je lui ai posé la
question. Je le connais bien depuis l’époque où il était ministre des
Munitions. Il prétend que tous les belligérants finiront par payer leurs
propres dettes et qu’aucun n’obtiendra de vraies réparations.
— Alors pourquoi cette
comédie ?
— Parce que, au bout du
compte, ce sont les contribuables de tous les pays qui feront les frais de la
guerre – et que si les hommes politiques le leur disent, ils ne seront
jamais réélus. »
3.
Gus assistait aux réunions
quotidiennes de la commission de la Société des nations. Elle était chargée de
rédiger la convention qui instituerait la Société. Woodrow Wilson la présidait
personnellement et il était pressé.
Wilson avait entièrement dominé
le premier mois de la conférence. Il avait écarté un ordre du jour français
plaçant les réparations des Allemands en tête de liste et la Société en fin, et
déclaré fermement qu’il ne signerait aucun traité qui n’inclurait pas la
création de la Société des nations.
La commission se réunissait dans
le luxueux hôtel Crillon, place de la Concorde. Les vieux ascenseurs
hydrauliques étaient lents et s’arrêtaient parfois entre deux étages, le temps
que la pression de l’eau remonte. Gus trouvait que les diplomates européens
fonctionnaient selon le même principe : ils adoraient perdre leur temps en
parlotes et ne prenaient jamais de décision tant qu’on ne les y forçait pas. Il
s’amusait secrètement de voir le président américain s’énerver et maugréer
contre la lenteur des diplomates autant que des ascenseurs.
Les dix-neuf membres de la
commission siégeaient autour d’une grande table recouverte d’un tissu rouge,
accompagnés de leurs interprètes qui, debout derrière eux, murmuraient à leur
oreille, et de leurs assistants qui se tenaient en retrait, chargés de dossiers
et de bloc-notes. Gus sentait que les Européens étaient impressionnés par la
capacité de son patron à faire avancer les choses. Certains avaient prédit que la
rédaction de la convention prendrait des mois, voire des années, d’autres que
les nations ne parviendraient jamais à un accord. Pourtant, au bout de dix
jours, Gus constatait avec grand plaisir qu’ils arrivaient au terme de la
rédaction d’un avant-projet.
Wilson devait regagner les
États-Unis le 14 février. Il reviendrait rapidement, mais il était décidé
à emporter avec lui un projet de convention.
Malheureusement, la veille de son
départ, les Français firent surgir un obstacle de taille. Ils suggérèrent que
la Société des nations possède sa propre armée.
Wilson roula des yeux, consterné.
« Impossible ! » rugit-il.
Gus savait pourquoi. Le Congrès n’accepterait
jamais que des troupes américaines soient placées sous l’autorité d’autrui.
Le délégué français, l’ancien
président du Conseil Léon Bourgeois, affirmait que, sans moyens pour faire
appliquer ses décisions, la Société des nations n’aurait aucun pouvoir.
Gus partageait le dépit de
Wilson. La Société des nations disposerait d’autres armes pour faire pression
sur les États rebelles : la diplomatie, les sanctions économiques et, en
dernier ressort, une force militaire ad hoc, constituée en vue d’une
mission précise et dissoute aussitôt son objectif atteint.
Bourgeois rétorquait que rien de
tout cela n’aurait pu protéger la France de l’Allemagne. C’était l’obsession
des Français. On pouvait le comprendre, se disait Gus, mais ce n’était pas
ainsi qu’on fonderait un nouvel ordre mondial.
Lord Robert Cecil, qui avait
largement contribué à la rédaction, leva un doigt émacié pour demander la
parole. Wilson la lui accorda d’un signe de tête : il aimait bien Cecil
qui était un fervent partisan de la Société des nations. Ce n’était pas le cas
de tout le monde. Le président du Conseil français, Clemenceau, disait que quand
Cecil souriait il ressemblait à un dragon chinois. « Pardonnez
Weitere Kostenlose Bücher