La Chute Des Géants: Le Siècle
Elles gravirent rapidement l’escalier recouvert d’un tapis rouge
et se dirigèrent vers leur loge. Maud repensa soudain à ce qu’elle avait fait à
Walter dans cette même loge pendant une représentation de Don Giovanni. Elle en rougit d’embarras : comment avait-elle pu prendre un risque pareil ?
Bing Westhampton était déjà là,
avec sa femme. Ils se levèrent et avancèrent un siège pour Bea. Le public était
silencieux : le spectacle allait commencer. Observer les autres était un
des passe-temps préférés des amateurs d’opéra, et de nombreuses têtes se
tournèrent pour voir la princesse s’asseoir. Tante Herm était au deuxième rang,
mais Bing proposa à Maud une place devant. Un murmure s’éleva des fauteuils d’orchestre :
la plupart des gens avaient sans doute vu la photographie et lu l’article du Tatler. Nombreux étaient ceux qui connaissaient personnellement Maud :
le public rassemblait la haute société londonienne, aristocrates et hommes
politiques, juges et évêques, artistes à succès et riches hommes d’affaires – ainsi
que leurs épouses. Maud attendit un instant avant de s’asseoir, heureuse de se
faire voir et de leur faire partager sa joie et sa fierté.
C’était une erreur.
La rumeur qui montait du public
se transforma. Le murmure s’amplifia. Il était impossible de distinguer ce qui
se disait, mais les voix se chargèrent d’une nuance de désapprobation, comme le
bourdonnement d’une mouche qui change de timbre lorsqu’elle se heurte à une
vitre fermée. Maud fut décontenancée. Puis elle entendit un autre son, qui
ressemblait atrocement à un sifflet. Confuse, désemparée, elle s’assit.
Cela n’y fit rien. À présent,
tous les yeux étaient braqués sur elle. Les sifflets se répandirent comme une
traînée de poudre à travers tout l’orchestre, avant de gagner les balcons. « Enfin,
voyons », protesta Bing faiblement.
Maud n’avait jamais affronté une
haine pareille, même au plus fort des manifestations pour le droit de vote des
femmes. Une douleur lui tenailla le creux de l’estomac, comme une crampe. Elle
aurait voulu que l’orchestre se mette à jouer, mais le chef avait, lui aussi,
les yeux rivés sur sa loge, la baguette le long du corps.
Elle essaya de leur rendre
fièrement leur regard, mais les larmes lui montèrent aux yeux et troublèrent sa
vue. Ce cauchemar ne s’arrêterait pas spontanément, elle en était consciente.
Elle devait réagir.
Elle se leva. Les sifflets
redoublèrent.
Les larmes ruisselaient sur ses
joues. N’y voyant presque rien, elle se retourna. Renversant sa chaise, elle se
dirigea en titubant vers la porte, au fond de la loge. Tante Herm l’imita en
balbutiant : « Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu… »
Bing bondit sur ses pieds et lui
ouvrit la porte. Maud sortit, tante Herm sur les talons. Bing leur emboîta le
pas. Derrière elle, Maud entendit les sifflets s’évanouir au milieu de quelques
éclats de rire, puis, à sa consternation, le public se mit à applaudir, se
félicitant de sa victoire ; les applaudissements railleurs la
poursuivirent le long du couloir, dans l’escalier et hors du théâtre.
6.
L’allée qui menait de la grille du
parc au château de Versailles s’étirait sur un kilomètre et demi de long. En ce
jour, elle était bordée de centaines de cavaliers français en uniforme bleu. Le
soleil estival se reflétait sur leurs casques d’acier. Ils tenaient des lances
ornées de flammes rouge et blanc qui frémissaient sous la brise tiède.
Malgré le scandale de l’opéra,
Johnny Remarc avait pu faire inviter Maud à la signature du traité de paix.
Mais elle dut voyager à l’arrière d’un camion ouvert, serrée au milieu des
secrétaires de la délégation britannique, comme des moutons conduits au marché
aux bestiaux.
On avait pu craindre un moment
que les Allemands refusent de signer. Le héros de la guerre, le feld-maréchal
von Hindenburg, avait déclaré préférer une défaite honorable à une paix
déshonorante. Le cabinet allemand avait démissionné en bloc plutôt que d’accepter
le traité. Le chef de leur délégation à Paris en avait fait autant. Finalement,
le Parlement allemand avait voté de signer l’intégralité du texte, à l’exception
de la fameuse clause sur la responsabilité du déclenchement de la guerre. Les
Alliés avaient immédiatement fait savoir que cette réserve était inacceptable.
« Que feront les Alliés
Weitere Kostenlose Bücher