La Chute Des Géants: Le Siècle
avaient même leur propre téléphone, mais il n’y
croyait pas plus que si on lui avait dit que les rues étaient pavées d’or.
Revoir la Princesse Bea lui
avait rappelé son enfance. Tout en parcourant les rues gelées, il refoula avec
force les images intolérables qui s’imposaient à son esprit. Il ne put
cependant s’empêcher de penser à la cabane de bois dans laquelle il vivait
alors, il revit l’angle sacré où étaient suspendues les icônes, face au coin
qui servait de chambre à coucher et où il passait la nuit, généralement à côté
d’une chèvre ou d’un veau. Ce dont il se souvenait le mieux ne l’avait pourtant
guère frappé à l’époque : c’était l’odeur. L’odeur du poêle, des bêtes, de
la fumée noire de la lampe à kérosène et du tabac cultivé à la maison que son
père fumait, roulé dans des cigarettes en papier journal. Les fenêtres étaient
hermétiquement closes, des chiffons ayant été enfoncés dans les interstices des
châssis pour éviter que le froid ne s’insinue à l’intérieur, de sorte que
l’atmosphère était étouffante. Il avait l’impression de la sentir encore et
éprouva un élan de nostalgie pour le temps d’avant le cauchemar, pour les
derniers moments de sa vie où il était encore en sécurité.
À quelques pas de l’usine, une
scène le fit s’arrêter net. Dans la flaque de lumière que projetait un
réverbère, deux policiers en uniforme noir à revers verts interrogeaient une
jeune femme. L’étoffe rustique de son manteau et sa manière de nouer son fichu
sur la nuque trahissaient la paysanne récemment arrivée en ville. À première
vue, elle devait avoir seize ans – l’âge qu’il avait quand Lev et lui
étaient devenus orphelins.
Le policier le plus râblé
prononça quelques mots et tapota la joue de la fille. Elle tressaillit et l’autre
flic s’esclaffa. Grigori n’avait pas oublié les mauvais traitements que lui
avaient fait subir tous ceux qui exerçaient un semblant d’autorité quand il
était adolescent, et il eut de la compassion pour cette fille vulnérable.
Conscient de faire une bêtise, il s’approcha du petit groupe. « Si vous
cherchez les usines Poutilov, mademoiselle, lança-t-il simplement pour dire
quelque chose, je peux vous montrer le chemin. »
Le policier trapu dit, hilare :
« Débarrasse-toi de lui, Ilia. »
Son comparse avait une petite
tête et des traits vicieux. « Tire-toi, ordure », lâcha-t-il.
Grigori n’avait pas peur. Il
était grand et costaud, les muscles endurcis par un labeur dur et régulier. Ses
premières bagarres de rue remontaient à sa petite enfance et cela faisait des
années qu’il n’en avait pas perdu une seule. Lev était comme lui. Toutefois, il
était préférable d’éviter les démêlés avec la police. « Je suis
contremaître à l’usine, dit-il à la jeune fille. Si vous cherchez du travail,
je peux vous aider. »
La fille lui adressa un regard
reconnaissant.
« Un contremaître ? Un
moins que rien, oui », ricana lecostaud. En parlant, il se tourna
pour la première fois vers Grigori. À la lumière jaune du réverbère au
kérosène, celui-ci reconnut alors le visage rond et l’expression d’agressivité
stupide de Mikhaïl Pinski, le commissaire de police du quartier. Grigori en fut
accablé. Il n’aurait jamais dû chercher noise au commissaire – mais il
était allé trop loin pour faire volte-face.
« Je vous remercie,
monsieur. Je vais venir avec vous », répondit la fille à Grigori. Au
timbre de sa voix, il se rendit compte qu’elle avait plutôt vingt ans que seize.
Elle était jolie, remarqua-t-il, les traits fins et une large bouche sensuelle.
Grigori regarda autour de lui.
Malheureusement, les environs étaient déserts : il avait quitté l’usine
quelques minutes après la ruée de sept heures. La raison lui commandait de
faire machine arrière, mais il ne pouvait pas abandonner la fille. « Je
vais vous conduire au bureau de l’usine, proposa-t-il, alors que tout était
déjà fermé.
— Mais non, elle vient avec
moi – pas vrai, Katerina ?» dit Pinski, et il la pelota, lui pressant
les seins à travers la mince étoffe de son manteau, glissant brutalement une
main entre ses jambes.
Elle recula d’un bond : « Ne
me touchez pas avec vos sales pattes. »
Avec une rapidité et une
précision étonnantes, Pinski lui envoya un coup de poing sur la bouche.
Elle se mit à crier et le
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