La Chute Des Géants: Le Siècle
père de
Grigori avait sorti la table de leur logis d’une pièce et l’avait installée au
bord de la rue. Il y avait disposé une miche de pain, un bouquet de fleurs et
une petite salière, expliquant à son fils aîné que c’étaient les symboles
russes traditionnels de bienvenue. La plupart des villageois en avaient fait
autant. La grand-mère de Grigori s’était coiffée d’un fichu jaune tout neuf.
C’était une journée sèche du
début de l’automne, avant les premiers froids rigoureux de l’hiver. Accroupis,
les paysans attendaient. Les anciens faisaient les cent pas dans leurs plus
beaux vêtements avec de grands airs. Mais eux aussi attendaient. Grigori ne
tarda pas à s’ennuyer et se mit à jouer dans la poussière, à côté de la maison.
Son frère, Lev, n’avait qu’un an et leur mère l’allaitait encore.
Midi passa, pourtant personne ne
voulait rentrer préparer à déjeuner, de crainte de manquer le tsar. Grigori
chercha à grignoter un peu de la miche posée sur la table et se prit une gifle,
mais sa mère lui apporta un bol de gruau froid.
Grigori ne savait pas très bien
ce qu’était un tsar. On en parlait souvent à l’église : on disait qu’il
aimait tous les paysans et veillait sur leur sommeil. Il devait être un peu
comme saint Pierre, Jésus et l’ange Gabriel. Grigori se demandait s’il avait
des ailes, ou une couronne d’épines, ou seulement un manteau brodé, de ceux que
portaient les anciens du village. De toute façon, rien que de le voir, on était
béni, c’était sûr, à l’image des foules qui suivaient Jésus.
L’après-midi touchait déjà à sa
fin quand un nuage de poussière s’éleva à l’horizon. Grigori sentait des
vibrations sous ses bottes de feutre et, bientôt, il entendit le martèlement
des sabots des chevaux. Les villageois tombèrent à genoux. Grigori s’agenouilla
à côté de sa grand-mère. Les anciens se prosternèrent dans la rue, le front
dans la poussière, comme lors des visites du Prince Andreï et de la Princesse Bea.
Des cavaliers arrivèrent au galop,
suivis d’une voiture fermée que tiraient quatre chevaux. Ils étaient immenses,
Grigori n’en avait jamais vu d’aussi grands, et ils avaient les flancs luisants
de sueur, le mors aux dents, la bouche écumante. Comprenant qu’ils ne
s’arrêteraient pas, les anciens se mirent précipitamment à l’abri avant d’être
piétinés. Grigori hurla de terreur, mais personne ne l’entendit. Au passage du
carrosse, son père cria : « Longue vie au tsar, au père du
peuple ! »
Il n’avait pas fini sa phrase
que, déjà, la voiture avait quitté le village. La poussière avait empêché
Grigori de distinguer les passagers. Il n’avait pas vu le tsar : il ne
serait donc pas béni. Il fondit en larmes.
Sa mère prit la miche sur la table,
en coupa un quignon et le lui donna. Il se sentit mieux.
4.
À sept heures, quand il avait fini
de travailler aux usines de construction mécanique Poutilov, Lev allait
généralement jouer aux cartes avec des camarades ou boire avec ses petites
amies, des filles de bonne composition. Grigori, lui, préférait aller à des
réunions : une conférence sur l’athéisme, un groupe de discussion
socialiste, une projection de lanterne magique sur des pays lointains, une
lecture de poésie. Mais ce soir, il n’avait rien à faire. Il décida de rentrer
chez lui, de préparer un ragoût pour le dîner – il en laisserait dans la
casserole pour Lev qui mangerait plus tard – et de se coucher de bonne
heure.
L’usine se trouvait dans les
faubourgs sud de Saint-Pétersbourg ; ses cheminées et ses ateliers
s’étendaient sur un vaste site, sur les rives de la Baltique. De nombreux
ouvriers vivaient dans l’usine même, certains dans des baraquements, d’autres
dormant par terre, à côté de leurs machines. C’est ce qui expliquait la présence
de tous ces enfants qui couraient partout.
Grigori était de ceux qui
logeaient hors de l’usine. Dans une société socialiste, il le savait, la
construction des maisons des ouvriers serait programmée en même temps que celle
des usines ; en revanche, le capitalisme russe inorganisé laissait des
milliers de gens sans abri. Grigori avait beau être correctement payé, il
devait se contenter d’une seule pièce, à une demi-heure de marche de l’usine. À
Buffalo, les ouvriers avaient l’électricité et l’eau courante à domicile. On
lui avait affirmé que certains
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