La Chute Des Géants: Le Siècle
vitre.
Katerina sursauta, interloquée – ils étaient au premier étage –,
mais Grigori savait que c’était Lev. Tard dans la nuit, quand la porte de
l’immeuble était fermée à clé, son frère traversait la voie de chemin de fer
jusqu’à l’arrière-cour, grimpait sur le toit de la buanderie et entrait par la
fenêtre.
Grigori ouvrit et Lev se glissa à
l’intérieur. Il était chic avec sa veste à boutons de nacre et sa casquette à
ruban de velours. Une chaîne de montre en laiton ornait son gilet. Il était
coiffé à la mode, « à la polonaise », avec une raie de côté et non au
milieu, comme les paysans. À voir l’étonnement de Katerina, Grigori devina
qu’elle ne s’attendait pas à ce qu’il ait un frère aussi fringant.
Habituellement, Grigori était
content de voir Lev, soulagé de constater qu’il était entier et à jeun. Mais ce
soir-là, il aurait préféré rester seul avec Katerina.
Il fit les présentations, et Lev
serra la main de la jeune fille, les yeux brillants d’intérêt. Elle essuya ses
joues encore humides de larmes. « Grigori vient de me raconter la mort de
votre mère, expliqua-t-elle.
— Ça fait neuf ans qu’il me
sert de mère et de père », dit Lev. Il inclina la tête et huma l’air. « En
plus, il fait un délicieux ragoût. »
Pendant que Grigori sortait des
bols et des cuillers et posait une miche de pain noir sur la table, Katerina
relata à Lev leurs démêlés avec le policier Pinski. Elle avait une façon de
présenter les choses qui faisait paraître Grigori plus courageux qu’il ne
croyait l’avoir été, mais il était heureux de passer pour un héros à ses yeux.
Lev était manifestement sous le
charme. Penché en avant, il écoutait Katerina comme s’il n’avait jamais rien
entendu de plus captivant, souriant, hochant la tête, prenant l’air surpris ou
écœuré pour accompagner ses propos.
Grigori servit le ragoût et tira
la caisse d’emballage près de la table en guise de troisième chaise. Le repas
était bon : il avait ajouté un oignon dans la casserole et l’os de jambon
ajoutait aux navets un riche fumet de viande. L’atmosphère se détendit. Lev
parlait de tout et de rien, d’incidents saugrenus survenus à l’usine, de
bêtises que racontaient les gens. Il faisait rire Katerina.
Quand ils eurent fini de manger,
Lev lui demanda pourquoi elle était venue en ville.
« Mon père est mort et ma
mère s’est remariée, expliqua-t-elle. Malheureusement, mon beau-père
m’appréciait plus que ma mère. » Elle releva la tête, et Grigori n’aurait
su dire si c’était par honte ou par bravade. « En tout cas, c’est ce que
ma mère s’est imaginé et elle m’a jetée dehors.
— La moitié de la population
de Saint-Pétersbourg a quitté son village pour venir ici, remarqua Grigori.
Bientôt, il ne restera plus personne pour travailler la terre.
— Et le voyage ?
demanda Lev. Comment as-tu fait ? »
Elle avait pris des billets de
train de troisième classe, rencontré des conducteurs de charrette charitables,
un récit banal, mais Grigori était hypnotisé par son visage.
Lev écoutait la jeune fille avec
attention, l’interrompant de temps en temps pour faire un commentaire amusant
ou poser une question.
Il ne fallut pas longtemps,
observa Grigori, pour que Katerina se tourne sur sa chaise et s’adresse
exclusivement à son frère.
Je pourrais aussi bien ne pas
être là, se dit-il.
IV.
Mars 1914
1.
« Alors comme ça, dit Billy,
tous les livres de la Bible ont d’abord été écrits dans différentes langues
avant d’être traduits en anglais.
— Oui, acquiesça Da. Et l’Église
catholique romaine a essayé d’interdire les traductions – elle ne voulait
pas que des gens comme nous lisent la Bible et puissent discuter avec les
curés. »
Da manquait souvent un peu de
charité chrétienne quand il parlait des catholiques. Il donnait l’impression de
les détester plus encore que les athées. Mais il adorait les débats. « Bien,
reprit Billy, dans ce cas, où sont les originaux ?
— Quels originaux ?
— Ceux de la Bible, les
livres qui ont été écrits en hébreu et en grec. Où sont-ils conservés ? »
Ils étaient assis de part et d’autre
de la table carrée, dans la cuisine de la maison de Wellington Row. C’était le
milieu de l’après-midi. Billy était rentré de la mine et s’était lavé les mains
et la figure, mais il portait encore sa
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