La Chute Des Géants: Le Siècle
gagner la rue.
Il examina sa valise. Un trou
ornait l’un de ses flancs. Il s’en était fallu de peu.
Avançant d’un pas vif, il reprit
son souffle et se demanda ce qu’il devait faire. A présent qu’il était en
sécurité – du moins pour le moment –, il commençait à s’inquiéter
pour son frère. Il devait savoir si Lev avait des ennuis et, si oui, lesquels.
Il décida de démarrer son enquête
par le dernier lieu où il l’avait vu, chez Michka.
Comme il se dirigeait vers le
bistrot, il craignit d’être repéré. Il faudrait être vraiment malchanceux, mais
ce n’était pas impossible. Peut-être Pinski rôdait-il déjà dans les rues. Il
enfonça sa casquette sur son front, doutant cependant de pouvoir dissimuler
ainsi son identité. Croisant un groupe d’ouvriers en route pour les quais, il s’intégra
à lui, mais sa valise lui donnait l’air franchement déplacé.
Il arriva toutefois chez Michka
sans incident. En guise de mobilier, le bistrot se contentait de tables et de
bancs en bois de fabrication maison. Une odeur de bière et de tabac imprégnait
les lieux, souvenir de la veille. Le matin, Michka servait du thé et du pain à
ceux qui n’avaient pas de foyer où se préparer un petit déjeuner, mais la grève
avait découragé les clients et la salle était presque vide.
Alors qu’il comptait demander à
Michka s’il savait où s’était rendu Lev en quittant la fête, Grigori aperçut
Katerina. On aurait dit qu’elle n’avait pas dormi de la nuit. Ses yeux clairs
étaient injectés de sang, ses cheveux blonds tout décoiffés, sa jupe froissée
et tachée. Elle était visiblement bouleversée, ses mains tremblaient et des
larmes coulaient sur ses joues crasseuses. Cela ne faisait que la rendre plus
belle encore aux yeux de Grigori, qui brûlait d’envie de la prendre dans ses
bras pour la consoler. Mais c’était impossible, et il se contenterait de lui
venir en aide. « Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Dieu merci, te voilà,
répondit-elle. Lev est recherché par la police. »
Grigori gémit. Son frère avait
bel et bien des ennuis – et il avait fallu que cela arrive aujourd’hui. « Qu’est-ce
qu’il a fait ? demanda-t-il sans même envisager que Lev puisse être
innocent.
— Il y a eu du grabuge la
nuit dernière. On devait décharger des cigarettes d’une péniche. » Des
cigarettes volées, supposa Grigori. Katerina reprit : « Quand Lev a
payé la somme convenue, le marinier a dit que ça ne suffisait pas et ils se
sont disputés. Quelqu’un a tiré un coup de feu. Lev a riposté et puis on s’est
enfuis.
— Vous n’avez pas été
blessés, grâce à Dieu !
— Mais nous n’avons ni les
cigarettes ni le fric.
— Quel gâchis. »
Grigori consulta la pendule au-dessus du comptoir. Six heures et quart. Il
avait tout son temps. « Asseyons-nous. Tu veux un peu de thé ? »
Il fit signe à Michka et lui commanda deux verres.
« Merci, dit Katerina. Lev
pense qu’un des blessés l’a dénoncé à la police. Maintenant, c’est lui qu’on
recherche.
— Et toi ?
— Je n’ai rien à craindre,
personne ne connaît mon nom. »
Grigori acquiesça. « Il faut
que Lev se mette à l’abri. Il va devoir se planquer une bonne semaine, puis
quitter Saint-Pétersbourg.
— Il n’a plus un sou.
— Naturellement. » Lev
n’avait jamais assez d’argent pour assurer sa subsistance, mais il en trouvait
toujours pour boire, parier et sortir avec des filles. « Je peux lui en
donner un peu. » Grigori devrait sacrifier une partie de son pécule de
voyage. « Où est-il ?
— Il m’a dit qu’il te
retrouverait au bateau. »
Michka leur apporta du thé.
Grigori était affamé – il avait laissé sa bouillie sur le feu – et
commanda un peu de soupe.
« Combien peux-tu laisser à
Lev ? » s’enquit Katerina.
Elle le fixait avec intensité, et
cela lui donnait toujours envie de faire tout ce qu’elle lui demandait. Il
détourna les yeux. « Ce dont il aura besoin, répondit-il.
— Tu es si bon.
— C’est mon frère, dit-il en
haussant les épaules.
— Merci. »
La reconnaissance de Katerina le
ravissait et l’embarrassait en même temps. On lui servit sa soupe et il se mit
à manger, se félicitant de cette diversion. Il était plus optimiste le ventre
plein. Lev ne cessait d’avoir des ennuis. Il se tirerait de ce pétrin, comme il
s’était tiré des autres. Grigori ne
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