La Chute Des Géants: Le Siècle
sûrement rien de
bon. Les amis criaient depuis la rue, il n’y avait que les autorités pour
toquer. Grigori se coiffa de sa casquette puis sortit sur le palier et jeta un
coup d’œil dans la cage d’escalier. La logeuse faisait entrer deux hommes vêtus
de l’uniforme vert et noir de la police. En les examinant avec attention,
Grigori reconnut le visage lunaire et bouffi de Mikhaïl Pinski et la petite
tête de rat d’Ilia Kozlov, son acolyte.
Il se mit à réfléchir. De toute
évidence, un des habitants de l’immeuble était soupçonné d’un crime. Le
coupable ne pouvait être que Lev. Mais que ce soit lui ou un autre, tout le
monde serait interrogé. Les deux flics n’auraient pas oublié l’incident de
février, cette nuit où Grigori avait arraché Katerina à leurs griffes, et ils
profiteraient de l’occasion pour l’arrêter.
Et Grigori raterait son bateau.
Cette affreuse perspective le
paralysa. Rater le bateau ! Il avait tant économisé, tant attendu cette
journée. Non, se dit-il, non, je ne me laisserai pas faire.
Il se réfugia dans sa chambre
alors que les deux policiers commençaient à monter. Il serait inutile de les
supplier – cela ne ferait qu’aggraver les choses : si Pinski
découvrait que Grigori était sur le point d’émigrer, il prendrait encore plus
de plaiSir à l’envoyer en prison. Grigori n’aurait même pas la possibilité
de se faire rembourser son billet. Toutes ces années d’économies seraient
gâchées.
Il devait fuir.
Il parcourut la minuscule chambre
d’un regard affolé. Une porte et une fenêtre, aucune autre issue. Il allait
devoir emprunter le chemin que Lev prenait pour rentrer la nuit. Il jeta un
coup d’œil au-dehors : l’arrière-cour était déserte. Si les policiers de
Saint-Pétersbourg étaient brutaux, personne ne les avait jamais accusés d’être
finauds : Pinski et Kozlov n’avaient même pas songé à couvrir leurs
arrières. Peut-être savaient-ils qu’on était obligé de traverser la voie ferrée
si on sortait par l’arrière-cour… mais aux yeux d’un homme aux abois, quelques
rails ne constituaient pas un obstacle.
Grigori entendit des cris et des
hurlements en provenance de la chambre voisine, occupée par des filles :
les flics avaient commencé par là.
Il palpa la poche de poitrine de
sa veste. Son billet, ses papiers et son argent s’y trouvaient bien. Toutes ses
autres possessions étaient déjà rangées dans la valise en carton.
Saisissant celle-ci, il se pencha
par la fenêtre et tendit le bras aussi loin qu’il put. Il jeta la valise de
toutes ses forces. Lorsqu’elle atterrit, elle semblait intacte.
La porte de sa chambre s’ouvrit
brusquement.
Grigori passa les jambes par la
fenêtre, resta assis sur le rebord l’espace d’une seconde puis sauta sur le
toit du lavoir. Ses pieds glissèrent sur les tuiles et il tomba violemment sur
le derrière. Il glissa sur le toit en pente jusqu’à la gouttière. On poussa un
cri derrière lui, mais il ne se retourna pas. Il sauta dans la cour. Il était
indemne.
Il ramassa sa valise et se mit à
courir.
Un coup de feu retentit, l’encourageant
à presser l’allure. La plupart des policiers auraient raté le palais d’Hiver à
trois mètres, mais un accident était toujours possible. Il grimpa sur le talus
du chemin de fer, conscient de former une cible de plus en plus nette à mesure
qu’il parvenait à hauteur de la fenêtre. Entendant le bruit caractéristique d’une
locomotive, il se tourna vers la droite et vit un convoi de marchandises qui
approchait à toute vitesse. Il entendit un nouveau coup de feu et perçut un
bruit sourd tout proche mais, comme il ne sentait rien, il conclut que la balle
s’était logée dans la valise. Arrivé sur le talus, il se dit que son corps
devait se découper en ombre chinoise sur le ciel matinal. Le train n’était qu’à
quelques mètres. Le conducteur fit résonner son avertisseur. Une troisième
détonation retentit. Grigori traversa la voie ferrée juste avant que le train
ne soit sur lui.
La locomotive passa en hurlant,
ses roues d’acier claquant sur les rails, sa vapeur s’estompant en même temps
que le cri de son avertisseur. Grigori se releva en hâte. À présent, il était
protégé par une file de wagons chargés de charbon. Il traversa les autres voies
en courant. Lorsque le dernier wagon disparut, il descendait au pied du talus
et s’engageait dans la cour d’une petite usine pour
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