La Chute Des Géants: Le Siècle
C’était
un homme égoïste, indigne de confiance, qui vivait en marge de la loi, et
pourtant les femmes l’adoraient. Grigori, qui était honnête et sérieux, travaillait
dur et faisait preuve de réflexion, paraissait, lui, voué au célibat.
Ce ne serait pas pareil aux
États-Unis. Là-bas, tout était différent. Les propriétaires terriens n’avaient
pas le droit de pendre leurs paysans. Avant d’être châtié, un homme devait être
jugé et condamné. Le gouvernement ne pouvait même pas jeter les socialistes au
cachot. La noblesse n’existait pas : tous les hommes étaient égaux, y
compris les Juifs.
Était-ce bien vrai ?
Parfois, l’Amérique lui apparaissait comme un pays de rêve, pareil à ces îles
des mers du Sud peuplées de belles jeunes filles offrant leur corps à tous les
marins. Non, c’était sûrement vrai : des milliers d’émigrants avaient
écrit au pays. À l’usine, un groupe de socialistes révolutionnaires avait
entamé une série de conférences sur la démocratie américaine, auxquelles la
police avait vite mis un terme.
Il se sentait coupable à l’idée
de quitter son frère, mais cela valait mieux ainsi. « Fais attention à
toi, dit-il à Lev comme la soirée touchait à sa fin. Je ne serai plus là pour
te sortir du pétrin.
— Tout ira bien, lança Lev d’un
air insouciant. C’est toi qui vas devoir te débrouiller tout seul.
— Je t’enverrai de l’argent
pour ton billet. Avec les salaires qu’on touche en Amérique, ce ne sera pas
long.
— J’attendrai.
— Ne change pas d’adresse – nous
ne devons pas perdre le contact.
— Où veux-tu que j’aille,
cher grand frère ? »
Ils n’avaient pas décidé si
Katerina viendrait en Amérique, elle aussi. Grigori attendait que Lev aborde le
sujet, mais il n’en fit rien. À l’idée qu’elle accompagne son frère, il
balançait entre l’espoir et l’anxiété.
Lev prit Katerina par le bras :
« Il faut partir maintenant.
Où allez-vous à une heure
pareille ? s’étonna Grigori.
— J’ai rendez-vous avec
Trofim. »
Trofim était un des membres de la
famille Vialov, un second couteau. « Pourquoi dois-tu le voir à cette
heure ? » insista Grigori.
Lev lui adressa un clin d’œil. « Peu
importe. Nous serons revenus avant le matin – largement à temps pour t’accompagner
sur l’île de Goutouïevski. » C’était là que mouillaient les steamers
transatlantiques.
« Très bien. Ne fais pas de
bêtises », ajouta Grigori, sachant qu’un tel conseil était vain.
Lev le salua gaiement de la main
et s’éloigna.
Il était presque minuit. Grigori
fit ses adieux. Nombre de ses amis avaient la larme à l’œil, mais il ignorait
si c’était dû au chagrin ou à l’alcool. Il regagna son immeuble en compagnie de
quelques-unes des filles qui y logeaient et toutes l’embrassèrent dans le hall
d’entrée. Puis il monta dans sa chambre.
Sa valise en carton de seconde
main était posée sur la table. Quoique petite, elle était à moitié vide. Il n’emportait
que ses chemises, ses sous-vêtements et son échiquier. Il ne possédait qu’une
paire de bottes. Depuis la mort de sa mère, neuf années auparavant, il n’avait
pas accumulé grand-chose.
Avant de se coucher, il fouilla
le placard où Lev rangeait son revolver, un Nagant 1895 de fabrication
belge. Ses tripes se nouèrent quand il constata qu’il n’y était plus.
Il ouvrit la fenêtre pour ne pas
avoir à se lever quand Lev rentrerait.
Allongé sur le lit, à l’écoute du
grondement familier des trains, il se demanda à quoi ressemblerait sa vie, à
six mille kilomètres de là. Il avait toujours vécu avec Lev, lui servant de
père et de mère de substitution. À compter de demain, il ne saurait plus quand
Lev passerait la nuit dehors, un revolver dans sa poche. Cela lui
apporterait-il du soulagement ou bien un surcroît d’inquiétude ?
Comme à son habitude, Grigori se
réveilla à cinq heures. Son bateau appareillait à huit heures et le quai se
trouvait à une heure de marche. Il avait tout son temps.
Lev n’était pas rentré.
Grigori se lava les mains et le
visage. S’aidant d’un éclat de miroir, il tailla sa barbe et ses moustaches
avec des ciseaux de cuisine avant d’enfiler son plus beau costume. Lev
hériterait de l’autre, qui resterait ici.
Il réchauffait un peu de bouillie
sur le feu lorsqu’il entendit frapper à la porte de l’immeuble.
Cela n’annonçait
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