La Chute Des Géants: Le Siècle
raterait pas fatalement l’embarquement.
Katerina l’observa tout en
sirotant son thé. Son inquiétude semblait s’être dissipée. Lev te met en
danger, pensa Grigori, je viens à la rescousse et pourtant c’est lui que tu
préfères.
Lev se trouvait sans doute sur
les quais, dissimulé à l’ombre d’une tour de levage, guettant la présence d’un
éventuel policier. Grigori ne devait pas traîner. Mais peut-être ne
reverrait-il plus jamais Katerina et il supportait mal l’idée de lui faire des
adieux définitifs.
Il acheva sa soupe et consulta la
pendule. Presque sept heures. Il allait être en retard. « Je dois partir »,
dit-il à contrecœur.
Katerina l’accompagna jusqu’à la
porte. « Ne sois pas trop dur avec Lev.
— L’ai-je jamais été ? »
Elle lui posa les mains sur les
épaules, se dressa sur la pointe des pieds et déposa un bref baiser sur ses
lèvres. « Bonne chance. »
Grigori s’éloigna.
Il traversa d’un pas pressé le
quartier sud-ouest de Saint-Pétersbourg, une zone industrielle remplie d’entrepôts,
d’usines, de dépôts et de taudis surpeuplés. À sa grande honte, il avait envie
de pleurer, mais cela ne dura que quelques minutes. Il prenait soin de marcher
à l’ombre, de garder sa casquette enfoncée sur son front et d’éviter les
espaces dégagés. Si Pinski avait diffusé le signalement de Lev, un policier à l’affût
aurait pu interpeller Grigori.
Il arriva pourtant aux quais sans
encombre. On était en train de charger, dans l’ Ange Gabriel, un petit
cargo rouillé qui acceptait aussi les passagers, des caisses en bois solidement
clouées portant le nom du plus important négociant en fourrures de la ville.
Sous ses yeux, la dernière d’entre elles disparut dans la soute et les matelots
refermèrent l’écoutille.
Une famille de Juifs présentait
ses billets au pied de la passerelle d’embarquement. Tous les Juifs
souhaitaient aller en Amérique, Grigori le savait d’expérience. Ils avaient
encore plus de raisons que lui de vouloir quitter la Russie. Les lois leur
interdisaient de posséder de la terre, d’entrer dans la fonction publique et de
devenir officiers, entre autres prohibitions. Ils n’avaient pas le droit de
vivre où ils le désiraient et des quotas limitaient leurs possibilités de s’inscrire
à l’université. Leur survie tenait du miracle. Et si, contre toute attente,
certains d’entre eux venaient à prospérer, une foule d’excités – généralement
encouragés par des policiers comme Pinski – ne tardait pas à fondre sur
eux, tabassant les hommes, terrorisant les femmes et les enfants, détruisant et
incendiant leurs boutiques et leurs maisons. Le plus surprenant était qu’ils
restent encore au pays.
La sirène du bateau donna le
signal de l’embarquement.
Il ne voyait son frère nulle
part. Que s’était-il passé ? Lev avait-il encore changé d’avis ? L’avait-on
déjà arrêté ?
Un petit garçon agrippa Grigori
par la manche. « Y a un homme qui veut vous parler, dit-il.
— Comment est-il ?
— Il vous ressemble
beaucoup. »
Merci, mon Dieu, songea Grigori. « Où
est-il ?
— Derrière le tas de bois. »
Il y avait des rondins entreposés
sur le quai. Grigori en fit le tour d’un pas vif et découvrit Lev planqué
derrière eux, tirant nerveusement sur sa cigarette. Il était pâle et agité – spectacle
inhabituel, car il semblait toujours de bonne humeur, même dans l’adversité.
« J’ai des ennuis,
annonça-t-il.
— Encore.
— Ces mariniers sont des
menteurs !
— Et des voleurs,
probablement.
— Arrête tes sarcasmes. Le
temps presse.
— Oui, tu as raison. Nous
devons te faire sortir de la ville en attendant que les choses se tassent. »
Lev secoua la tête en signe de
dénégation tout en soufflant un nuage de fumée. « Un des mariniers est
mort. Je suis recherché pour meurtre.
— Bon sang ! »
Grigori, accablé, s’assit et se prit la tête entre les mains. « Pour
meurtre, répéta-t-il.
— Trofim a été grièvement
blessé et les flics l’ont fait parler. C’est lui qui m’a dénoncé.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai vu Fiodor il y a une
demi-heure. » Fiodor était un policier corrompu que Lev connaissait bien.
« Ça, c’est grave.
— Il y a pire. Pinski s’est
juré de me serrer – pour se venger de toi. »
Grigori opina. « C’est bien
ce que je craignais.
— Qu’est-ce que je
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