La colère du lac
autre solution pour pouvoir décemment vivre avec sa nouvelle filleule.
Elle trempa le bout pointu dans l’encre et sans plus tarder, commença à rédiger
sa missive.
Dear John… Elle hésita, se demandant si elle devait poursuivre en
anglais ou non. Pendant ses années de fréquentation avec cet Américain, Léonie
avait appris à parler anglais, mais elle ne se sentait pas tout à fait à l’aise
pour l’écrire. Elle prit la décision de la rédiger en français, l’enjeu étant
trop important pour se permettre un mauvais choix de mots.
Je sais qu’après notre dernière rencontre, reprit-elle en
s’appliquant , rencontre plutôt orageuse du mois de juillet dernier, vous
ne vous attendiez sûrement pas à recevoir de mes nouvelles. Mais l’urgence
de la situation m’y oblige.
Léonie prit une grande inspiration et se lança :
J’ai l’honneur de vous annoncer la naissance d’une jolie petite fille âgée
maintenant d’un mois et demi et prénommée Julianna. Malgré la pénible situation
qu’est la mienne, j’ai décidé de garder ce cadeau auprès de moi. Aux yeux des
gens de Roberval, cette enfant est celle de l’une de messœurs,
morte en couches. Ainsi, ma respectabilité est sauve même si après ce que vous
m’avez fait vivre, les habitants de ma ville ne me considèrent plus guère comme
étant une femme respectable. J’imagine que madame votre épouse n’apprécierait
pas d’apprendre l’existence d’un enfant né hors mariage. Alors, si vous ne
voulez pas que celle-ci sache ce que vous avez fait lors de vos voyages au
Lac-Saint-Jean, vous allez devoir en payer les conséquences.
La jeune femme se leva, alla voir si sa filleule dormait toujours et revint.
Elle reprit la plume :
Vous verrez donc à l’éducation de votre fille. Je veux aussi que la maison que
j’habite actuellement à Roberval devienne légalement ma propriété, libre de
toute dette. Je veux également ne jamais vous revoir. Les seules lettres que je
désire recevoir de vous seront celles contenant votre montant d’argent, lequel,
je n’ai aucun doute, sera fort respectable et posté régulièrement, sans faute,
et ce, jusqu’aux seize ans de Julianna. Après, vous pourrez considérer le mal
que vous m’avez fait comme étant pardonné. Si vous vous acquittez honorablement
de vos obligations, vous pourrez vivre en toute quiétude avec votre tendre
épouse, sans que la chose ne vienne par hasard à ses oreilles, sinon…
Les dents serrées de colère, Léonie signa, cacheta sa lettre et inscrivit
l’adresse de l’entreprise montréalaise dirigée par John. Dès demain, elle
s’occuperait de l’expédier. Elle ne changerait pas d’idée, non, elle ne
reviendrait pas sur sa décision, elle irait jusqu’au bout, mais pour expier ce
terrible mensonge, devant Dieu, sur la tête de sa sœur adorée, elle jura de ne
plus jamais se laisser aimer par un homme, plus jamais ! Elle se consacrerait
exclusivement à élever sa fille adoptive qui, réveillée, la réclamait justement.
C’était bien la première fois que Léonie fut enchantée d’entendre ces pleurs et
d’y accourir.
François-Xavier tint sa promesse. Lui et Ti-Georges devinrent
inséparables et les deux amis se considérèrent comme de vrais frères. Pour le
petit Gagné, cette amitié fut la porte de salut. Car après la douloureuse perte
de sa mère, la vie ne fut pas gaie à la ferme. Alphonse, son père, était d’une
humeur massacrante à longueur de journée et n’ouvrait la bouche que pour aboyer
des ordres ou admonester ses enfants, surtout son petit dernier. Sans que
personne ne comprenne vraiment pourquoi, Ti-Georges était devenu son bouc
émissaire. Alors rien de surprenant à ce que, dès qu’il en avait l’occasion, le
petit garçon courait à toutes jambes jusque chez les Rousseau où il était
toujours le bienvenu. Là-bas, il retrouvait une stabilité et une sécurité dont
il avait follement besoin. Jusqu’à ce que Ti-Georges ait neuf, dix ans, Alphonse
ne s’offusqua jamais des absences de son plus jeune fils. Au contraire, cela
l’arrangeait.
François-Xavier et Ti-Georges eurent donc toute la latitude voulue pour mettre
sur pied les plus fabuleux projets du monde entier ! Un été, ils se
construisirent une jolie petite cabane sous les plus basses branches d’un
gigantesque pin non loin du lac. Les deux
Weitere Kostenlose Bücher