La colère du lac
c’est que j’t’ai fait pour que tu m’haïsses de même ? hurla Léonie,
qui n’en pouvait plus.
— Tout le monde sait ce que t’as fait. Tout le canton le sait ! cria Alphonse.
J’lui avais dit pourtant à Anna que j’voulais pus te voir icitte. A l’attirait
le trouble dans la maison en t’invitant.
— Mais chus venue pour l’aider… se défendit Léonie.
— L’diable en personne, c’est ça que t’es… le diable ! l’invectiva Alphonse
tout en s’avançant lentement vers elle. Une tentatrice, une démone, qui est
venue m’enlever mon ange sous mon propre nez. C’est p’t-être toé qui l’as tuée,
ma Anna ?
Léonie niait en secouant la tête de gauche à droite, muette
devant l’énormité de l’accusation.
— T’as toujours été jalouse de ta sœur parce que c’est moé qu’a l’a
marié.
— Alphonse, t’es fou, dis pas des affaires de même… supplia Léonie, atterrée
devant l’ampleur de telles paroles.
Tout cela dépassait l’entendement.
— Anna en voulait pus de bébé, a disait qu’a l’était trop vieille… A voulait
pus que je l’approche… pendant des années… Mais un homme a des besoins, n’est-ce
pas Léonie ?
La jeune femme reconnut la lueur dans les yeux de l’homme ivre.
— Mais, a va-tu se taire, sacrament ! cria tout à coup Alphonse en se tournant
vers le berceau.
D’un air méchant, il se dirigea vers le bébé.
Léonie n’hésita pas. Elle prit le couteau de boucherie suspendu à un clou
au-dessus de l’évier et en menaça son beau-frère.
— Si t’oses toucher à un seul cheveu de ce bébé ou à moé, j’te jure que
j’t’éventre comme le cochon que t’es !
Un soudain silence suivit cette déclaration. Même Julianna sentit qu’il fallait
se taire et se tint tranquille. Ti-Georges, maintenant caché sous la chaise
berçante, urina silencieusement dans ses pantalons. Ce ne fut pas la vue de sa
tante brandissant la longue lame devant son père qui lui fit tant peur, mais le
désir tangible de tuer qu’il reconnut dans les yeux brillants de celle-ci.
Léonie et Alphonse s’affrontèrent du regard. La jeune femme tremblait de colère,
mais la main tenant l’arme était ferme. Une terrible envie de s’avancer vers
l’homme et de lui enfoncer profondément le couteau dans le bas-ventre, jusqu’au
manche, la fit presque sourire. Comme il serait bon de sentir les chairs
d’Alphonse se déchirer sous sa vengeance… Devant tant de haine, Alphonse ne put
qu’abdiquer. Lentement, il se rassit à la table et seprit la
tête entre les mains. Après un long moment, Léonie raccrocha son arme. De ses
deux mains, elle s’agrippa au rebord de l’évier, bouleversée de la rage
meurtrière qui, pour la première fois de sa vie, l’avait envahie. Alphonse,
sachant le danger passé, s’adressa à sa belle-sœur d’une voix éteinte, mais sans
appel.
— J’veux que tu sacres ton camp d’icitte le plus vite possible, pis que tu
l’emmènes avec toé, déclara-t-il en désignant Julianna du menton. Astheure
qu’est baptisée, pis qu’a porte mon nom, j’ai pus l’choix, mais c’est tout ce
qu’a va avoir de ma part. Pour moé, est morte en même temps que sa mère… pis
j’veux pus jamais entendre parler de vous deux, jamais.
Tout était dit. Alphonse se releva et sans un regard, sortit dehors, les mains
dans les poches, et rejoignit l’unique ami qu’il avait : son flacon d’alcool,
qui l’attendait, soigneusement caché dans un coin de l’étable.
Léonie s’en retourna à Roberval le lendemain même. Elle avait passé sa dernière
soirée pratiquement enfermée dans sa chambre à prendre soin du bébé et à veiller
aux préparatifs. Son beau-frère n’avait pas essayé de s’excuser ni de revenir
sur la terrible sentence. D’ailleurs elle ne l’avait pas revu depuis
l’épouvantable altercation. Évidemment, on fit appel à Ernest pour aller les
reconduire au bateau. Le bon samaritain arriva tôt le matin devant la maison des
Gagné. Ignorant tout de la situation, Ernest fut surpris de ne pas voir trace de
son voisin, mais il mit sur le compte de la douleur de la séparation l’absence
d’Alphonse. Aidé de Ferdinand et de Ronald, il embarqua la malle de Léonie et la
ficela solidement à l’arrière de l’attelage. Rarement Ernest n’avait connu un
matin si triste. Ces orphelins de
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