La colère du lac
mère faisaient pitié à voir. Du plus grand au
plus petit, tous semblaient si désemparés. Labelle grande
famille qui voilà à peine quelques mois chantait et dansait au rythme du temps
des Fêtes se retrouvait handicapée, démembrée, amputée de l’élément familial le
plus important, celui qui aplanissait les problèmes, celui qui les tenait
réunis : leur mère. Seule Léonie aurait pu colmater la brèche créée par le décès
de madame Gagné, et Ernest ne comprenait pas trop pourquoi celle-ci abandonnait
sa famille au lieu de rester… Enfin, même s’il était parrain de la petite
Julianna, rien ne lui octroyait le droit de poser des questions aussi
personnelles. Il savait tenir sa place. Alors, respectueusement, il laissa à
Léonie le temps de dire au revoir à ses neveux et nièces puis sans un mot, ils
partirent en direction de l’embarcadère. Seul François-Xavier les accompagnait.
Son fils adoptif semblait lui aussi ressentir la grande tristesse générale qui
régnait et il avait attendu sagement, dans la carriole, qu’ils soient prêts à
repartir. Il n’était même pas descendu retrouver son ami Ti-Georges. Celui-ci,
accroché à la main de sa grande sœur Marie-Ange, avait curieusement refusé les
adieux de sa tante… En y repensant, Ernest voyait bien que quelque chose ne
tournait pas rond. Mademoiselle Coulombe avait une gravité au fond de ses beaux
yeux verts qui laissait présager le pire… Oserait-il en demander la raison ?
Mais non, il ne pouvait se permettre d’être trop familier avec la belle-sœur
d’Alphonse, c’eut été vraiment inconvenant et la jeune femme pourrait déceler le
trouble qu’elle suscitait chez lui… Ernest soupira et se concentra à faire aller
son cheval au pas, attentif aux nids-de-poule de ce mois de mai boueux qui
cassaient une roue de boghei dans le temps de le dire et qui auraient pu blesser
le précieux chargement qu’il transportait. Il n’aurait su dire à quoi il était
le plus sensible, à la minuscule Julianna dans son panier d’osier, ne pleurant
pas pour une des rares fois, ou à la présence de Léonie qui tenait solidement le
couffin sur ses genoux. Mais il n’avait pas le droit de se permettre de telles
pensées. C’était péché que d’arrêter son regard sur les belles
courbes féminines que soulignait le châle de laine entrecroisé sur la poitrine.
Il avait une épouse qui souffrait, seule, à Québec. Il ne pouvait penser à une
autre femme malgré le doux parfum sucré que dégageait mademoiselle Coulombe et
qui ne cessait de le narguer. Mais peut-on éviter à l’orignal de se blesser les
bois contre les arbres par mal d’amour ? Ernest soupira de nouveau et n’osa plus
regarder sa passagère de tout le reste du trajet. Mademoiselle Coulombe y aurait
certainement vu le désir qui y brillait. François-Xavier, lui, était très
impressionné par la petite créature couchée dans le panier. Elle dormait, mais
son visage ne cessait de faire différentes mimiques. On aurait dit qu’elle
vivait toutes sortes d’aventures dans un monde rien qu’à elle. François-Xavier
aurait aimé la tenir dans ses bras, mais c’était trop dangereux. Il se contenta
de lui tenir délicatement une petite main, et il ne la lâcha plus jusqu’à leur
arrivée. Vu qu’elle était la filleule de son père, il la considérait un peu
comme sa petite sœur. Rendu à destination, c’est avec regret qu’il dut
abandonner sa menotte.
— J’va vous monter votre malle sur le bateau, offrit Ernest.
— Pas besoin, j’va payer l’homme de la traverse pour le faire. Vous avez déjà
été assez bon de même pour moé, le remercia Léonie.
— C’est rien que normal, c’est mon devoir de parrain après tout ! Vous allez me
donner des nouvelles de ma p’tite Julianna ?
— Comme promis, régulièrement.
Elle hésita avant d’ajouter :
— Vous êtes ami avec mon beau-frère, je crois…
— C’est mon plus proche voisin, répondit prudemment Ernest, qui ne voyait pas
trop où voulait en venir sa passagère.
— J’peux-tu vous demander quelque chose de… disons personnel ?
— Tout ce que vous voudrez, mademoiselle Coulombe.
— Je reviendrai jamais par icitte, ce serait trop long de vousexpliquer pourquoi, commença-t-elle, embarrassée. Mais voudriez-vous essayer
de surveiller Alphonse pour qu’y boive moins ?
Weitere Kostenlose Bücher