La colère du lac
ligne.
— Tu m’as, moé, lui dit François-Xavier tout en continuant à ramer.
— Ah ben bateau, on a mangé mon mené ! s’exclama Ti-Georges, dépité, en
ramenant un hameçon vide. Passe-moé la chaudière, demanda-t-il en tendant la
main vers le récipient de métal dans lequel barbotaient leurs appâts.
François-Xavier poussa délicatement du pied le seau.
— Pis mes sœurs, reprit Ti-Georges en choisissant le plus vigoureux petit
poisson argenté, a se sont dépêchées de se marier…
Le garçon se tut un instant. À l’aide d’une longue aiguille, il s’appliqua à
transpercer de son fil de pêche le leurre vivant de bas en haut, terminant par
un solide nœud au bout de la queue.
— Voilà, dit-il satisfait en montrant le tout à son ami. Avec ça, j’m’en va
attraper le monstre du lac, j’t’en passe un papier !
Jetant le piège à l’eau, Ti-Georges se réinstalla en position d’attente.
— Tu vas voir, ça sera pas long qu’Aline va se marier itou… dit-il d’un ton
découragé.
— Ben là, t’exagères ! A juste quatorze ans ! répliqua son ami.
— Regarde ben ce que j’te dis. J’y donne pas trois ans qu’a va convoler… Pis
j’va me retrouver tuseul avec le père, conclut-il d’un air sinistre.
— Ouais surtout que ta tante Léonie est partie vivre à
Montréal…
— Ah ben bateau ! s’exclama Ti-Georges tout à coup en se redressant tout
énervé.
— T’as-tu pogné quelque chose ? s’informa François-Xavier en arrêtant de ramer,
scrutant les profondeurs de l’eau, prêt à aider son ami à sortir sa prise.
— Au diable la pêche ! s’indigna Ti-Georges. J’m’en viens d’avoir une saprée de
bonne idée ! Écoute-moé ben, là, là, on est trop jeunes encore, mais dans une
couple d’années, on pourrait partir tous les deux pis s’en aller à Montréal pis
on pourrait conduire les gros chars ou s’engager sur un gros navire pis devenir
marins pis partir pour les vieux pays ou ben, j’sais pas moé, les pays
chauds !
François-Xavier leva sur son ami un regard plein d’indulgence. Et voilà que son
compagnon était reparti sur ses grands chevaux ! À bien y penser,
François-Xavier le préférait ainsi…
— Pis que c’est que t’en penses ? insista Ti-Georges, attendant l’approbation
de son ami.
Il en était ainsi entre eux deux. Car François-Xavier, par son attitude calme
et protectrice envers Ti-Georges, était devenu tout naturellement celui qui
mène, celui à qui on demande conseil, celui qu’on suit. Ti-Georges proposait,
François-Xavier décidait. Le garçon aux cheveux rouges porta son regard au loin,
vers sa terre adoptive, suivit des yeux le contour de la rive, devina la ferme
paternelle, imagina le sentier rocailleux qui menait au grand chemin, vit la
route qui passait devant la ferme du Français, le champ par lequel il coupait
pour se rendre à la petite école de rang, le taureau du père Gédéon qu’il aimait
défier, son cran préféré où sa talle secrète de bleuets poussait…
François-Xavier se retourna et dit :
— Jamais Ti-Georges, jamais j’va partir d’icitte.
Ti-Georges sut que ce n’était pas une réponse à la légère. Avec unhaussement d’épaules, le compagnon de pêche se calma.
— Ben rame d’abord pour pas que nos lignes s’emmêlent comme la dernière
fois !
— Vous écrivez encore à mademoiselle Coulombe ? demanda François-Xavier.
— Comme à tous les mois, mon garçon, depuis des années, railla Ernest.
— Voyons son père, vous êtes à prendre avec des pincettes à soir…
Ernest regarda son grand fils de dix-sept ans. Il était devenu un beau jeune
homme. Il le connaissait assez pour savoir que lorsqu’il tournait autour de lui
ainsi, c’était qu’il avait quelque chose d’important à demander.
— Y faut que j’prenne des nouvelles de ma filleule, répondit le père
laconiquement.
— Comment a va ?
— Ben comme toutes les p’tites filles de douze ans, j’suppose… Elle pis sa
tante Léonie sont toujours à Montréal, pis mademoiselle Coulombe semble
prospère… Ça fait drôle d’imaginer une créature s’occuper d’affaires comme un
homme. Dans sa dernière lettre a me disait que les locataires de la maison de
Roberval s’en allaient pis a me demandait d’aller fermer la maison pour l’hiver.
J’lui écris qu’on va s’en occuper
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