La colère du lac
l’Américain appartenait à son épouse. Léonie s’était
approchée de la fenêtre de la chambre à coucher et avait admiré le mont Royal.
C’était à ce moment-là qu’elle s’était sentie vraiment vivante pour la première
fois de sa vie. Se sentir maîtresse de sa destinée, avoir le pouvoir de se
prendre en main ainsi était le sentiment le plus exaltant du monde ! Voilà à
peine quelques semaines, elle se voyait réduiteà demander la
charité à Alphonse, à le supplier de revenir sur sa décision ou encore de prier
pour que monsieur Rousseau devienne veuf et soit libre de l’épouser comme elle
avait senti qu’il n’haïrait pas cela, tandis que maintenant, Montréal lui
appartenait, à elle, Léonie Coulombe ! Elle imaginait déjà sa boutique de
chapeaux, gants, tissus, boutons et robes pour la femme moderne ! Elle
l’appellerait Chez Léonie — non, trop simple —, La belle fille — trop
vulgaire —, La belle du lac — oui, cela était joli et puis c’était ainsi que
John l’appelait quand il lui offrait encore une somptueuse robe venant de Paris.
Il disait en lui ouvrant la grande boîte carrée et en écartant le papier de
soie :
— Pour toi, pour que tu sois ma belle du lac…
Elle lui devait bien ça !
C’est ainsi que Léonie s’était retrouvée à la tête d’une belle petite
entreprise florissante qu’elle gérait de main de maître et que Julianna avait
grandi dans la grande ville de Montréal, recevant la meilleure éducation
possible, parlant aussi bien l’anglais que le français. Et Léonie avait tenu sa
promesse. Celle-ci n’avait jamais permis à un autre homme de la courtiser. Elle
s’était entièrement consacrée à son travail. Elle n’était également jamais
retournée à Pointe-Taillon, comme elle l’avait prédit à Ernest. C’était drôle,
quand elle pensait au parrain de Julianna, elle avait toujours cette sensation
de chaleur qui lui traversait les reins même dix-neuf ans après et sans qu’elle
ne l’ait jamais revu. Il est vrai qu’ils entretenaient une correspondance
assidue. Il lui donnait des nouvelles de ses neveux et nièces, de
François-Xavier, de la vie là-bas qui lui semblait un autre monde. C’était
également Ernest qui voyait régulièrement à l’entretien de la maison deRoberval. Après maintes hésitations, elle avait décidé de ne
pas s’en départir. Elle pourrait toujours la louer. Elle ne savait pas trop
pourquoi, mais elle avait un vital besoin de garder un lien avec la région. Elle
envoyait régulièrement un peu d’argent à Ernest qui effectuait les menues
réparations nécessaires pour que la maison ne tombe pas en ruine. À force
d’entretenir un échange continu, Léonie et Ernest en étaient venus à s’appeler
par leurs prénoms, tout naturellement, sans que ni l’un ni l’autre n’en fasse la
demande. Lorsque Ernest lui avait annoncé le décès de sa Rose-Élise en 1917,
Léonie avait eu un moment l’impression que l’homme allait lui déclarer sa
flamme, mais les lettres étaient restées muettes de déclaration d’amour. De
toute façon, c’eut été un refus. Elle avait fait un échange avec le Seigneur et
Celui-ci, en contrepartie de son sacrifice, lui avait offert une vie
merveilleuse.
Léonie avait été récompensée par les sourires de Julianna, sa joie de vivre, sa
beauté, son talent. Car Julianna avait un immense talent, elle chantait
divinement. Pour sa nièce, ce don était une passion et il était évident que
jamais Julianna ne prendrait la relève au magasin. Tout ce qui n’était pas
artistique était à l’opposé de sa fille adoptive. Léonie ne s’en faisait pas
trop, car tout ce qu’elle voulait, c’était le bonheur de son enfant. Alors elle
avait accepté de lui payer un piano ainsi que des leçons. Elle avait également
consenti aux cours privés de déclamation et de pose de voix. Elle s’était
étonnée de l’entendre chanter de l’opéra et n’avait jamais rouspété lorsque,
pendant des heures, la chanteuse s’exerçait. Lorsque Julianna avait commencé à
remporter des prix de distinction, Léonie en était venue à penser que sa fille
avait peut-être raison quand elle déclarait qu’elle deviendrait une cantatrice
célèbre. La filleule de Léonie se révélait une brillante élève à la voix très
belle, mais surtout une élève
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