La colère du lac
déterminée et acharnée dans son travail. Petit à
petit, de bouche à oreille, sa réputationavait grandi. On avait
demandé à l’entendre dans les soirées, aux mariages et aux fêtes de toutes
sortes. Elle en était même venue à se produire dans des occasions plus
officielles, des galas de charité ou des cérémonies commémoratives. Léonie était
si fière d’elle. Tout le monde la promettait à un grand avenir ! On disait
d’elle qu’elle deviendrait la deuxième Albani, cette célèbre cantatrice native
de Chambly et qui avait fait une fabuleuse carrière internationale. L’Albani
était même devenue l’amie intime de la reine Victoria ! Et, quand la reine était
décédée, c’est elle qui avait chanté à l’enterrement royal. Julianna s’amusait
parfois, devant son miroir, à s’imaginer à l’enterrement d’une reine, chantant
sa peine, la voix pleine d’émotion. Elle réussissait même à échapper quelques
larmes.
Léonie s’occupait de tout et chaperonnait la chanteuse dans tous ses
déplacements. La mère adoptive s’était surprise à se délecter de cette vie
artistique. Elle qui avait passé son temps à travailler pour le magasin avait
engagé une personne fiable et lui avait donné son entière confiance. Montréal
avait tant à offrir. On pouvait y suivre la mode, se promener dans les grands
magasins, aller à l’opéra, évidemment, ou au théâtre. Les deux femmes adoraient
particulièrement se rendre à une séance de cinéma au Ouimetoscope. C’était une
belle grande salle, des plus modernes, où Julianna surtout ne se lassait pas de
visionner tous les drôles de petits films que sa marraine trouvait trop
bougeants à son goût, comme elle disait. Mais comme la plus âgée appréciait les
chanteurs de charme qui comblaient l’ennui des fréquents entractes tandis qu’on
changeait de bobines, Léonie ne se faisait jamais vraiment prier pour y
retourner encore une fois. À l’aube de ses cinquante ans, Léonie avait découvert
qu’elle avait le droit de s’amuser sans que personne ne vienne troubler sa
retraite. Cela était vrai jusqu’à ce qu’Ernest, dans sa dernière lettre, lui
fasse parvenir, insérée à l’intérieur de celle-ci, une missive signée de la main
même d’Alphonse.
— Les femmes et les enfants d’abord ! cria tout à coup
Julianna.
Léonie revint sur terre. Elle regarda sa filleule se laisser choir lourdement
sur le lit à travers les vêtements éparpillés. Boudeuse, la jeune fille
maugréa :
— Notre devoir, notre devoir… Il a jamais voulu me voir pendant toutes ces
années pis il faudrait que je lâche tout parce que monsieur mon père, que je
sais même pas de quoi il a l’air, est malade ! Je lui dois absolument rien pis
j’ai pas à y aller si je veux pas ! s’emporta la jeune fille.
Léonie se frotta les tempes de lassitude. Elle avait juré de ne pas remettre
les pieds à la Pointe. Revoir Alphonse était certainement la dernière chose dont
elle avait envie. Oh, elle avait été tentée d’ignorer la maudite missive, de
faire comme si elle n’était jamais parvenue jusqu’à elle… mais, dès la lecture
de la lettre, Léonie savait qu’elle ne pourrait se résoudre à rejeter la
demande. Encore une fois, elle tenta d’amadouer sa nièce.
— Écoute-moé, ma chérie, tout va ben aller…
Tentant de l’apaiser, elle lui expliqua doucement :
— Des fois, dans la vie, y arrive des événements qu’on risque de regretter pour
toujours si on agit pas avec respect pis droiture.
Léonie essaya de choisir et de peser chaque mot.
— J’dis pas que ton père a ben agi en coupant les ponts comme y a fait, mais
j’crois sincèrement qu’on a pas l’droit de refuser de répondre à son premier pas
vers toé. Ça fait tellement d’années… T’es sa fille ! Y dit qu’y est très malade
pis qu’y veut te voir. Fais le pas pour lui, mais pour toé. Ce sera pas quand
Alphonse va être dans sa tombe que tu vas pouvoir faire face à son ombre. Y est
pis y va toujours être ton père, y a rien qui va pouvoir changer ça pis j’pense
qu’y est temps que tu luifasses une place dans ton cœur. Petite
ou grande, ça dépendra de toé, mais tu dois lui trouver une place pour pouvoir
être en paix avec toé-même… J’sais que dans le fond de toé, tu souffres que ton
père ait jamais voulu te voir
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