La Comte de Chanteleine - Épisode de la révolution
dis-moi, et la jeune fille ?
– Quelle jeune fille ?
– La ci-devant de ce matin… comment a-t-elle pris la chose ?
– Peuh !… assez mal, répondit l’aubergiste en portant son verre à ses lèvres, il n’y a pas eu de plaisir avec elle ; elle était à moitié morte de peur.
– Ainsi, dit Kernan, se contenant à peine, elle est bien morte ?
– Dame ! à moins qu’elle n’ait eu un secret !… dit en riant l’aubergiste. Ah ! mais, par exemple, il s’est passé un fait curieux pendant la cérémonie.
– Et lequel donc, citoyen Scévola ? répondit Kernan ; tu es très intéressant !
– Oui, fit le monstre en se rengorgeant, mais j’aimerais mieux ne pas avoir à raconter ce que je vais te dire.
– Pourquoi donc ?
– Parce que ce n’est pas à l’honneur du Comité de salut public.
– Quoi ! le comité ?…
– L’un de ses membres a fait grâce !
– Et qui cela ?
– Le vertueux Couthon !
– Pas possible ?
– Juges-en ! Ce matin, la machine allait tranquillement son train ; les paysans, les nobles, les prêtres, tout cela basculait avec une égalité républicaine ; la petite Chanteleine y avait passé, et il ne restait plus que deux ou trois condamnés, quand un bruit se produisit dans la foule ; un jeune homme, les cheveux en désordre, monté sur un cheval qui tombe mort sur place, accourt en criant :
" – Grâce ! grâce pour ma sœur !
" Il fend la foule, arrive auprès du citoyen Guermeur, il lui remet un papier signé Couthon et portant la grâce de sa sœur.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il n’y avait pas à résister ! et, cependant, ce garçon-là c’était un ci-devant !
– Qui se nomme ?
– Le chevalier de Trégolan, m’a-t-on dit.
– Je ne le connais pas, répondit Kernan.
– Il s’avança vers la guillotine, et cela lui fit un singulier effet, car il leva les bras avec désespoir ; on eût dit qu’il allait s’évanouir de sensiblerie ! Mais il a bien fait de ne pas perdre de temps, car sa sœur montait déjà les marches, évanouie au bras du citoyen bourreau.
" – Ma sœur ! ma sœur ! s’est-il écrié.
" Et il a bien fallu la lui rendre ! Ainsi, si son cheval avait fait un faux pas en route, c’était fini !
– C’est donc cela qui a causé du trouble dans la foule ?
– Oui ; on criait :
" – Non ! non !
" Mais Guermeur, devant la signature du vertueux Couthon, a dû s’incliner. N’importe ! c’est une tache, cela, pour le Comité de salut public.
– Eh bien ! répondit Kernan, il a eu de la chance, ce Trégolan… Et après ?
– Après, il a emmené sa sœur, et on a continué la besogne !…
– Eh bien ! à ta santé, Scévola ! dit Kernan.
– À la tienne, mon gars ! répondit l’aubergiste.
Les deux causeurs trinquèrent ensemble.
– Et maintenant, que vas-tu faire ? demanda le patriote.
– Je vais voir si mon frère dort toujours, puis j’irai faire un tour dans la ville.
– À ton aise, ne te gêne pas.
– Je ne me gêne pas non plus.
– Est-ce que tu comptes rester quelque temps ici ?
– J’aurais voulu voir Karval et lui serrer la main, répondit Kernan d’un air dégagé.
– Mais il peut revenir à Quimper d’un jour à l’autre.
– Si j’en étais sûr, j’attendrais, dit le Breton.
– Dame ! je ne peux pas t’en dire davantage.
– En tout cas, dit le Breton, je le trouverai un jour ou l’autre.
– Bon !
– Est-ce qu’il descend chez toi ?
– Non, il demeure à l’évêché, chez le citoyen Guermeur.
– Eh bien ! j’irai le voir.
Là-dessus, Kernan quitta l’aubergiste ; l’effort qu’il avait fait pour se contenir, pendant toute cette conversation, l’avait brisé au point qu’il ne pouvait monter l’escalier.
– Oui, Karval ! répéta-t-il, je te retrouverai !
L’accent dont il prononça ces paroles est impossible à rendre.
Enfin, il revint près du comte ; il le trouva abîmé dans une douleur profonde, mais résignée. Il fallut que Kernan rapportât tout ce qu’il avait appris ; après avoir bien vérifié si on ne pouvait l’entendre, après avoir sondé les murailles, il fit à voix basse son douloureux récit, pendant lequel les larmes ne cessèrent de couler sur le visage altéré du comte.
Puis Kernan appela son attention sur ce qu’il restait à faire.
– Je n’ai plus de femme, plus d’enfant, répondit le comte, il ne me reste plus
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