La cote 512
estafette : on allait bientôt décamper, partir plus au nord, lancer un grand mouvement tournant pour prendre les Boches à revers, ou bien faire la jonction avec un bataillon d’Hindous dont la réputation de férocité inouïe les impressionnait. Célestin, lui, buvait peu. Il passait beaucoup de temps à marcher dans les chemins creux autour de la ferme, cigarette à la bouche, cherchant à comprendre comment s’organisait cette armée mal préparée, mal équipée, mal commandée, comment on en était arrivé là et comment on allait s’en sortir. Il croisait parfois Mérange qui lui manifestait toujours cette amitié distante, une simplicité fabriquée qui faisait obstacle à toute confidence. Célestin aurait aimé, pourtant, mieux connaître ce jeune homme qui les commandait et qui venait d’un milieu qu’il n’avait pas l’habitude de côtoyer. Il était rare que les crimes de la rue le menassent chez les aristos, c’était la misère qui, d’ordinaire, engendrait la violence, et si les riches avaient affaire au policier, c’était essentiellement pour se plaindre. Le détachement élégant et le courage au combat du lieutenant de Mérange impressionnaient Cèlestin, sans qu’il pût mettre l’un ou l’autre sur le compte de son éducation ou de sa personnalité. Le portrait de madame de Mérange l’avait également frappé, et plus encore le couple que formaient ces deux-là. Paul parlait de sa femme avec affection, mais à bien l’écouter, Célestin avait fini par discerner dans ses paroles des traces d’indifférence ou comme une sorte de lassitude. Depuis leur conversation dans la cagna, Mérange ne lui avait plus parlé en particulier. Il ne se plaisait au demeurant pas plus dans la compagnie des autres officiers, il passait beaucoup de temps seul et écrivait chaque jour au moins deux lettres qu’une ordonnance emportait. Pour les hommes, le service du courrier était encore aléatoire, voire inexistant. Les colis arrivaient bien de l’arrière, mais les lettres des soldats s’accumulaient sans que l’état-major se fût mis en peine d’assurer leur transport. On parlait de sécurité et d’espionnage pour justifier cette brimade qui servait surtout à préserver l’image d’une armée dont les communiqués rassurants intoxiquaient les journaux.
Un matin, alors que Célestin, Peuch et Flachon se partageaient un fond de jus réchauffé et copieusement arrosé d’alcool, le jeune policier aperçut un petit groupe de territoriaux qui approchait, pelle et bêche à l’épaule. C’était eux qui maintenaient les routes et les tranchées en état, eux aussi qui enterraient les cadavres. Leurs tâches les amenaient souvent à travailler dans des endroits exposés, où ils tombaient sous la mitraille ou les obus.
Célestin posa son quart et traversa la cour de la ferme d’un pas rapide.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Louise ?
— J’ai retrouvé un copain.
Du premier coup d’œil, le jeune policier avait reconnu la silhouette dégingandée du cambrioleur de l’hôtel de La Melba, Octave Chapoutel, qu’il avait laissé filer vers la guerre au lieu de l’emmener en prison.
— La Guimauve !
Le grand type se retourna et leva vers Célestin des yeux plus fatigués que surpris. Il fit juste un geste de la tête pour montrer à Célestin qu’il l’avait reconnu.
— Comme on se retrouve, hein ?
Octave acquiesça et, laissant ses compagnons poursuivre leur marche, s’approcha de Célestin.
— C’est une sale blague que vous m’avez fait là, mon inspecteur. Me voilà au milieu d’un carnage quand je pourrais être bien peinard en prison.
— Je t’avais prévenu : c’est toi qui as insisté.
La Guimauve eut un sourire en coin.
— Je le pensais pas vraiment, j’avais qu’une idée, c’était de me tirer. Si des voisins m’avaient pas dénoncé comme embusqué, je serais pas ici. Je m’en fous de la France. La seule chose qui m’intéresse, maintenant, c’est de sauver ma peau.
— C’est ça qui fait les meilleurs soldats, La Guimauve. Tu verras qu’à la fin de la guerre, tu te sentiras un autre homme.
Octave haussa les épaules, découragé de poursuivre une conversation qui lui paraissait absurde.
— Tu vas où, comme ça ?
— On empile les cadavres de ces derniers jours dans un champ, par là-bas. Et quand on en aura assez, on leur fera une grande fosse.
Ce fut au tour de Célestin de se trouver sans rien à dire. Qui
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