La cote 512
C’était une femme très belle dont le visage aux deux grands yeux clairs dégageait un mélange de douceur et de fermeté. Elle semblait plus posée qu’assise sur le bras d’un lourd fauteuil et donnait l’impression qu’elle allait d’une seconde à l’autre se lever et courir vers quelque tâche urgente. Elle avait la grâce inquiète d’un oiseau, mais aussi beaucoup de sensualité, l’élégance d’un félin.
— Elle doit vous manquer, murmura Célestin.
Le lieutenant hocha la tête et resta silencieux,
perdu dans des pensées qui devaient l’entraîner bien loin de la guerre et de ses horreurs. Soudain, posant son verre, il se retourna vers Célestin et se mit à lui poser quelques questions anodines sur le moral de la section et sur les relations entre ses hommes. Il semblait un peu inquiet de la présence d’un pickpocket dans la troupe qu’il avait sous ses ordres.
— Béraud n’en mène pas large, mon lieutenant. Il est malin, mais ce n’est pas vraiment un guerrier. Et de toutes façons, je l’ai à l’œil.
— Oui… Faites d’abord attention à vous, Louise.
Célestin allait répliquer lorsqu’un bruit de course précipitée se fit entendre. Une estafette hors d’haleine écarta le rideau de la cagna. Au même moment, des explosions toutes proches secouèrent le sol.
— Votre section repart en première ligne, mon lieutenant. Voici l’ordre.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Les Boches lancent une offensive sur tout le secteur, ça tire de partout et ils commencent à marmiter.
Le lieutenant attrapa son casque et se précipita dehors, suivi par Célestin et l’estafette. Les soldats de la section, alertés par la reprise des bombardements, étaient déjà prêts à partir.
— Toute la section avec moi, la 22 e doit contenir une attaque ennemie !
Tandis qu’ils se glissaient dans les boyaux qui les ramenaient en première ligne, Flachon ne put s’empêcher de râler.
— On n’a pas eu notre content de repos, nous autres, faudra nous payer des heures supplémentaires !
— Ta gueule, Flachon, quand les obus te tomberont sur le poil, tu seras content d’être toujours là pour les compter, tes heures ! lui lança Fontaine.
Ces deux-là s’étaient trouvés. Encore quelques semaines ensemble et leur petit numéro de frères ennemis serait tout à fait au point. Les hommes avançaient courbés, chacun d’entre eux dans les pas de celui qui le précédait et tous essayant de croire à leur chance de s’en sortir vivants. Comme ils approchaient, un obus explosa si près qu’ils furent violemment projetés contre les parois du boyau. Garin et Béraud s’étalèrent. Le petit voleur, terrorisé, essuyait frénétiquement la terre sur son visage, sa veste, son pantalon. Célestin l’aida à se relever. Les rafales de mitrailleuses, toutes proches, faisaient vibrer l’air.
— Je veux pas y aller ! implora Béraud.
— Ta gueule !
— Allez, on ne s’arrête pas, tout le monde au pas de course, gardez le contact ! ordonna Mérange.
Ils débouchèrent enfin en première ligne. Là, c’était l’enfer. Les obus, les grenades, les « marmites », les « saucisses », ça tombait de partout. Les hommes, désorientés, rendus à demi fous par le bruit des explosions, avaient à peine le temps de reprendre leur souffle avant d’être à nouveau projetés contre la banquette de tir, recouverts de terre, asphyxiés par la fumée, quand ils n’étaient pas blessés ou tués sur le coup. Déjà, deux infirmiers impassibles, cigarette au coin du bec, emportaient un type hurlant dont les deux mains crispées tentaient vainement de retenir un flot de sang qui lui sortait de la cuisse. Un petit caporal faisait la distribution de grenades qu’il sortait d’une grande caisse en bois. La section de Mérange se mit en position et, comme à l’exercice, commença de balancer ses engins le plus loin possible. À chaque fois qu’il en envoyait une, Flachon rigolait :
— Joyeux Noël, les gars, et bonjour chez vous !
Dans le nid de mitrailleuse, juste derrière eux, deux soldats s’affairaient autour de la Hotchkiss qui crachait des flammes.
— On pourra bientôt plus tirer, gueula celui qui contrôlait la course du ruban de cartouches, elle chauffe trop.
— Tous aux créneaux ! Feu à volonté ! hurla Mérange.
Célestin grimpa sur la banquette de tir et pointa son fusil. Une balle toute proche lui siffla aux oreilles.
Weitere Kostenlose Bücher