La couronne dans les ténèbres
disant d’un ton railleur :
— Alexandre, voici quelqu’un qui aimerait écouter ton histoire !
Alexandre tourna vers Corbett un visage allongé et chevalin aux yeux bleus et exorbités, une bouche veule et humide, sous une tignasse brune.
— Je suis en train de jouer ! grommela-t-il en foudroyant Corbett du regard.
— Je sais, répliqua doucement le clerc anglais. Mais, ajouta-t-il en faisant tinter les pièces de son escarcelle, je saurai vous dédommager de vos pertes inévitables.
Alexandre était trop saoul pour déceler le sarcasme, mais il jeta un coup d’oeil à Corbett, passa la langue sur ses lèvres avec convoitise, et, s’emparant d’un godet plein à ras bord, se leva en titubant et en invitant d’un geste le clerc à l’accompagner à l’autre bout de la pièce. Le capitaine des gardes encouragea Corbett à accepter et se dépêcha de prendre la place du joueur.
— Oh ! cria-t-il à Corbett qui s’éloignait, quand il aura fini son histoire, vous pourrez coucher ici dans la salle. Je vous apporterai une cape ; ce n’est pas grand-chose, mais c’est toujours plus chaud et plus confortable qu’une nuit sur la falaise !
Corbett remercia d’un sourire et d’un signe de tête avant de rejoindre Alexandre qui était affalé dans une demi-torpeur d’ivrogne.
Le clerc se présenta et exposa à nouveau les raisons de sa curiosité. Mais Alexandre était trop ivre pour s’en soucier, et Corbett dut l’écouter attentivement pour comprendre quelque chose à ses paroles confuses. Officier royal, tout comme Corbett, le sénéchal avait même suivi son souverain en Angleterre lorsque celui-ci s’était rendu au couronnement d’Edouard I er . Corbett laissa quelque temps l’ivrogne divaguer tandis que les joueurs finissaient leur partie et se lançaient de tonitruants bonsoirs et qu’un serviteur fourbu lui apportait une cape. Puis il questionna doucement le sénéchal hébété, mais ne put en apprendre davantage. Le jour de la mort du roi, juste avant le crépuscule, un inconnu avait bien remis un message à la porte du château et cette lettre avait été apportée directement à la reine Yolande, qui avait fait appeler Alexandre et lui avait enjoint de mener jusqu’à l’embarcadère la monture préférée du roi, une jument blanche des écuries de Kinghorn. Alexandre s’était plié aux ordres avec colère, furieux contre son roi qui le faisait se déranger par une nuit de tempête et un froid glacial.
— J’ai fait ce qu’on m’a dit ! grommela-t-il. J’ai attendu des heures que le roi arrive. J’ai bien essayé de le faire changer d’avis, mais il n’a rien voulu savoir. Il fallait qu’il soit avec la reine, et il est donc parti.
— Et qu’avez-vous fait alors ?
Alexandre rota et se gratta le menton.
— Je suis allé dans une taverne d’Inverkeithing où l’un des écuyers du roi m’a rejoint.
— Quoi ! s’étonna Corbett. Un des compagnons du roi ?
— Oui, répondit Alexandre, s’efforçant, malgré sa torpeur, de fixer toute son attention sur cet Anglais bien curieux. Le pauvre drôle avait été désarçonné par son cheval et avait dû regagner le village à pied. Nous y sommes restés jusque tard le lendemain.
Il jeta un regard sournois à Corbett.
— Vous comprenez, nous nous sommes attardés à boire. Ce n’est qu’après avoir quitté la taverne que nous avons appris la mort du roi.
Corbett hocha la tête d’un air entendu et glissa quelques pièces dans la main molle du sénéchal.
— Alors, qui a trouvé le corps du roi ?
— Oh ! des gens du château de l’autre côté du Firth of Forth. Ils ont rassemblé ses effets et l’ont ramené sur une embarcation royale.
Corbett fit signe qu’il comprenait et s’attacha à trouver une logique aux événements entourant la mort du roi d’Ecosse. Il y avait quelque chose qui n’allait pas, qui n’allait vraiment pas, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
— Dites-moi, reprit-il lentement, un des écuyers est resté avec vous et n’a jamais atteint le manoir, n’est-ce pas ?
Alexandre acquiesça.
— Alors, qu’est-il arrivé à l’autre ? continua Corbett. S’il est parvenu jusqu’au manoir de Kinghorn, pourquoi n’est-il pas retourné chercher son maître ? En fait, poursuivit le clerc en s’efforçant de chasser les doutes de son esprit, pourquoi la reine n’a-t-elle pas envoyé ses gens à la recherche de son époux ? Après
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