La couronne dans les ténèbres
l’enfer un Alexandre avide de vengeance.
Dans les autres appartements, des nobles et leur suite discutaient de ce qui allait survenir. Alexandre avait une héritière, une petite princesse sans pouvoir, vivant à la cour de Norvège. Était-elle capable de gouverner ? Et qui d’autre y avait-il ? Les Comyn ? Les Balliol ? Et puis, bien sûr, Édouard d’Angleterre. L’évêque Wishart, chancelier d’Écosse, passait tous ces noms en revue. Assis à son bureau, enveloppé dans une grande cape, il ne se souciait guère des courants d’air glacials qui passaient sous la porte ou par les fentes des vantaux des fenêtres. Dans les candélabres de fer, les bougies donnaient quelque lumière, mais Wishart préférait l’obscurité, voire le froid, qu’il jugeait plus propices à une réflexion lucide et logique, et à l’élaboration de projets et d’intrigues.
Il n’avait qu’un seul amour : l’Ecosse. Peu lui importait qui gouvernait le royaume pourvu que le monarque fût puissant, courageux et prêt à le défendre contre une pléiade d’ennemis. Wishart était un érudit qui avait parcouru l’Europe et observé ce qui s’y passait : les grands rois, Philippe de France et Édouard d’Angleterre, étaient en train de créer des États-nations. Ils construisaient des routes, levaient des armées, bâtissaient des châteaux, promulguaient des lois, imposaient la justice, tandis que l’Ecosse n’était encore qu’un ramassis de clans. Seule une poigne de fer, la main d’acier d’un souverain implacable, saurait leur tenir la bride haute et faire régner la paix dans le pays.
Wishart regrettait beaucoup Alexandre, tout au fond de lui-même. Certes, il n’avait pas aimé l’homme — un débauché qui courait après les épouses, filles et soeurs d’autrui comme un chien en rut –, mais le chef d’État avait fait preuve d’autorité. Et, à présent, il était mort, de façon soudaine et mystérieuse. Wishart s’agita, l’esprit troublé. Fallait-il se pencher sur ce problème ? Dieu sait que beaucoup souhaitaient la disparition d’Alexandre : les Bruce, les Comyn, ceux dont les femmes avaient été ses maîtresses. Ils avaient tous un bon motif. Les yeux plissés par la réflexion, le chancelier regarda la lueur des bougies. Il y avait eu des rumeurs, des prophéties annonçant la mort d’Alexandre bien avant qu’elle ne survînt. Des mois avant la tragédie, on avait donné au château un banquet, auquel avait assisté le monarque en compagnie de ses maîtresses et de ses amis. Wishart n’y était pas venu, mais on lui avait raconté comment le roi, en train de boire et de manger, avait tout d’un coup regardé dans le fond de la salle et laissé tomber son hanap, livide d’effroi.
— Qu’y a-t-il, Sire ? lui avait-on demandé.
Alexandre avait hoché la tête et désigné un point dans les ténèbres.
— Je vois un homme, avait-il murmuré. Un moine. Quelqu’un dans un linceul. Ne le voyez-vous donc pas ?
— Non, Sire, lui avait-on répondu.
Complètement dessoûlé, le monarque avait continué à fixer cette apparition qu’il était le seul à voir.
— Il m’annonce que je vais mourir, avait-il poursuivi d’une voix calme. De mort violente, et bientôt !
Cette prétendue vision avait gâché le banquet et plongé le souverain dans une mélancolie qui dura des semaines avant que sa bonne humeur naturelle et son caractère enjoué ne le poussent à mettre cette apparition sur le compte de la boisson.
Wishart se mordit les lèvres. Il ne croyait pas aux visions ; il ne pensait pas que Dieu eût le temps de s’occuper des petits malheurs humains. Avait-ce été un jeu d’ombre et de lumière ? Ou quelqu’un avait-il mis cette idée dans la tête du roi ? Et puis il y avait eu d’autres faits mystérieux, comme les prophéties de Thomas de Learmouth, dit Thomas le Rimailleur, le soi-disant visionnaire qui affirmait rêver de la mort du roi et en avertissait constamment le monarque en des vers de mirliton. Wishart poussa un petit grognement. Un jour, ses enquêteurs s’empareraient de Messire Learmouth et lui feraient subir la question. Était-ce un prophète ? Ou un homme qui s’adonnait à la magie noire ? Toujours est-il que ses prophéties s’étaient brutalement réalisées.
Wishart avait l’impression de se trouver à la croisée de chemins qui se seraient perdus dans les ténèbres. Celui de gauche, c’était l’énigme de la mort du
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