La croix de perdition
lui adressait la parole. Ces défauts, de piètre importance aux yeux de monsieur le père d'Élise, avaient été tout à fait balayés par la colossale fortune que le futur se proposait de mettre au service d'un beau-père de vingt ans son cadet, ruiné par de calamiteux investissements, que seuls son emportement en toutes choses et son peu de bon sens expliquaient. Élise était heureuse depuis onze ans. Elle ne craignait plus rien entre ces murs, et la compagnie permanente de Dieu la comblait. La nomination de Plaisance de Champlois à la fonction d'abbesse avait conforté cette paix intérieure qui ne la quittait pas. Son amitié et son admiration pour sa très jeune mère ne faiblissaient pas, bien au contraire. Certes, Élise eût fait une admirable épouse, une amante attentive et une mère dévouée, avec autant de satisfaction et de joie. Dieu en avait décidé autrement, voilà tout. Certains aigris se plaisent à penser que le parfait bonheur ne vient qu'aux imbéciles. Ils se trompent. Élise possédait une rare finesse d'esprit et, de fait, elle était heureuse.
À ses côtés, la difficile Agnès Ferrand, sœur portière, y allait de criaillements fort déplaisants qui n'étaient pas sans évoquer la crécelle de ces lépreux dont elle avait tant réprouvé la venue.
Quelque chose, un détail presque imperceptible troublait Élise depuis un moment. Le très inhabituel contentement qu'elle percevait chez sa voisine. Elle la connaissait bien et s'en méfiait encore davantage. Ce qui satisfaisait Agnès ne pouvait que déplaire aux autres.
Élise se débrouilla donc pour sortir juste derrière la portière après l'office et la rattrapa pour passer son bras sous le sien. Cette marque d'affection surprit tant Agnès Ferrand qu'elle sursauta et dévisagea Élise comme si elle se demandait quel répugnant animal s'accrochait à sa manche.
– Je vous vois d'humeur si guillerette que j'en suis soulagée, commença Élise de Menoult avec un large sourire.
L'autre se renfrogna et plissa les yeux de défiance.
– Euh… Non pas. C'est l'élévation de notre foi collective qui me porte, rétorqua l'autre.
Essaie de faire gober cette faribole à des œufs, songea Élise en insistant :
– Votre bonheur à entonner les cantiques m'a ravie.
Le naturel rattrapa madame Ferrand qui claqua le bec de la chambrière d'un très sec :
– C'est qu'alors vous n'avez pas d'oreille !
Elle tourna les talons et la planta là. La gentille Élise de Menoult ne fut pas dupe. Cette haridelle 4 revêche cachait quelque chose. Elle en aurait le cœur net.
L'abbesse avait convié Alexia de Nilanay et Mary de Baskerville à se joindre à elle pour partager son souper, servi dans la galerie qui surplombait la grande salle de réfectoire. Un silence embarrassé régnait, aucune des trois femmes ne trouvant de sujet de conversation approprié, c'est-à-dire assez inoffensif pour être partagé en public.
Après la porée verte maigre 5 , une supplette de cuisines servit les truites marinées au vinaigre, accompagnées d'une sauce au raisin noir. Elle se retira après une courte révérence.
Alexia étudiait Mary de Baskerville à la dérobée. Les réactions de l'apothicaire la sidéraient. Lorsque, à la demande de Plaisance de Champlois, Alexia avait conté un peu plus tôt à l'Angloise la conversation qu'elle avait surprise par le conduit de cheminée, celle-ci l'avait considérée telle une bécasse qui débiterait des billevesées. Au point qu'Alexia avait commis la maladresse de se justifier en insistant d'un peu subtil :
– Je vous l'assure. Ce furent leurs mots mêmes !
– Oh, je me doute que vous ne cherchez pas à nous escobarder 6 , avait rétorqué l'apothicaire d'un petit ton supérieur qui avait fort déplu à madame de Nilanay.
Hermione de Gonvray, qui dînait en bas, et poussait les filets de son poisson du bout de sa cuiller, incapable de se résoudre à avaler une bouchée, avait été en dessous de la vérité : madame de Baskerville n'était certes pas aimable. Elle était même carrément déplaisante. D'autant qu'elle n'avait pas été d'une grande aide et qu'Alexia attendait toujours d'être témoin de la vaste intelligence que lui avait prêtée Hermione. En effet, l'Angloise n'avait pas daigné commenter les informations que lui révélait Alexia, se contentant de hochements de tête bien vagues.
Elle n'était pas plus diserte ce soir, son regard myosotis balayant le vaste
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