La danse du loup
plus chastes et plus pieuses.
En revanche, et bien que j’eusse décidé depuis longtemps de ne point assister moi-même à cette triste exécution si elle devait avoir lieu, le chevalier de Montfort me fit prier de regagner le monastère.
Nous dûmes ainsi nous séparer quelques jours, avec grande tristesse. Elle me fit promettre de revenir aussi tôt que possible. Si le chevalier de Montfort me le permettait. Je la rassurai et lui déclarai que seul notre embarquement me retiendrait loin d’elle.
Mais l’embarquement n’était pas prévu avant la période des vendanges. Elle s’apazima et me posa un baiser furtif sur les lèvres avant de disparaître dans son logis.
Le chevalier de Montfort leva la consignation d’Arnaud, le jour du supplice des écuyers. Foulques exigea, non sans cruauté, qu’il assistât à leur empalement. Pour lui servir de leçon, lui dit-il d’un ton sans réplique. Il m’en dispensa en revanche, si je ne souhaitais pas moi-même y assister.
Arnaud, à son retour, me parut désespérément joyeux. Il voulut me conter le supplice des deux malheureux écuyers, par le menu : le mécanisme qui permettait au treuil de libérer la descente des sièges, les cris effroyables que les suppliciés poussèrent lors de la pénétration des pieux dans leur cul, les hurlades de la foule en proie à une épilence collective, l’indifférence du bourreau…
Je l’interrompis séante tenante et le priai de s’accoiser. En lui précisant que j’avais déjà parfaitement imaginé, le jour de l’ordalie, toutes les horreurs dont il souhaitait faire étalage.
Je ne voulais pas ouïr plus avant les détails sordides et sanguinaires du supplice auquel nous avions échappé grâce au courage du chevalier de Montfort. Arnaud en parut surpris et contrit. Redressant le chef, il me morgua de haut :
« Je te croyais plus fort et plus courageux face à l’adversité, me lança-t-il, narquois, en m’affrontant.
— Face à quelle adversité ? Face au supplice de deux gentilshommes dont je ne sais, au demeurant, s’ils étaient coupables de ce crime ? répliquai-je tel un loup acculé.
— Tu sais bien qu’ils ont avoué !
— Sous la torture ! Oui, je le sais. Lorsqu’ils furent soumis à la question extraordinaire !
— Oui, bien sûr. Mais s’ils avaient été innocents, ils n’auraient point avoué !
— Arnaud, je te souhaite de ne jamais connaître les effets sur la chair et sur ton esprit des instruments utilisés par les tourmenteurs !
— Ah ? Parce que toi, les connais-tu peut-être ?
Je ne les connais pas. Pas plus que toi. Et pourtant, j’ai bien failli les connaître pour des crimes dont j’étais innocent.
— Il n’y a jamais de fumée sans feu. »
Je regardai Arnaud, interdit. Une telle réflexion de sa part me clouait au pilori. Je fus à deux doigts de lui balancer une claque. je le fixai. Je crus qu’il regrettait ses paroles. Il n’en était rien :
« De toute manière, tu as fait preuve de faiblesse, ce jourd’hui. Je te souhaite de ne jamais commettre récréance si la peur d’une issue fatale te saisit un jour face à l’adv… »
Cette fois, il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Sa tête bascula sur le côté sous la violence de la gifle que je venais de lui administrer :
« Ne m’accuse plus jamais d’être capable de récréance ! » éructai-je, la bouche agitée par un tremblement nerveux.
Je bloquai son poignet au moment où il s’apprêtait à me rendre la pareille. Il me fixa d’un regard noir et cruel, les yeux plissés en amandes, et glapit, le souffle court et haletant :
« Et toi, ne recommence jamais ! Sinon, sinon, je te… je te…
— Je te poignarde ? Je t’occis ? Aie au moins le courage d’achever tes phrases ! Distille ton venin, espèce de vipère ! »
Arnaud soutint mon regard un long moment. Puis il me tourna le dos et s’éloigna d’un pas décidé.
Lors du dîner pris en compagnie des frères, Arnaud fit bonne ripaille (la mangeaille était abondante) comme si de rien n’était, puis il regagna sa cellule sans nous attendre. La parole n’était pas autorisée pendant les repas.
Le chevalier de Montfort me jeta un regard interrogateur. Je haussai les épaules avec une moue dubitative. Je touchai la nourriture qui nous fut servie, du bout des lèvres, sans parvenir à en avaler plus d’une bouchée. Décidément, la qualité de nos relations
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