La danse du loup
malice.
De longs mois de calme et de bonheur s’écoulèrent ainsi pendant lesquels je jouissais de son corps dénudé et de son esprit délié sans jamais effleurer l’un ou choquer l’autre par quelque geste ou par quelque propos déplacé.
Je pensai au jour où, par la grâce de Dieu, il me serait permis de mignonner le corps d’Isabeau de Guirande. Après l’avoir longtemps muguettée. Avant de la marier.
Un beau soir d’été, au retour d’une après-midi que nous avions passée sur la plage de Kyrenia, nous bûmes, contrairement à nos habitudes, une demi-pinte de vin de la commanderie avant le souper.
L’esprit quelque peu échauffé, j’osai lui montrer le minuscule coffret que j’avais acquis et qu’un orfèvre de Nicosie avait finement ouvragé. Nous avions décidé d’utiliser le tutoiement lorsque nous étions seuls. Et nous étions seuls la plupart du temps.
« Ne trouves-tu pas que le travail de cet orfèvre est de belle tournure ? lui demandai-je non sans inquiétude.
— Cette boîte est un petit chef-d’œuvre ; elle est admirablement ciselée et les émaux sont remarquablement champlevés et cloisonnés », me dit-elle après l’avoir prise entre ses doigts et l’avoir longuement et attentivement examinée sous tous les côtés.
« Tu as de la chance. Bien des artisans n’offrent que de la clicaille. Les chalands de passage à qui ils proposent leurs soi-disant chefs-d’œuvre ont rarement cette finesse et cette qualité. Ce sont plus souvent des objets en ferblanterie qu’ils cèdent à un prix exorbitant. À prix d’or. Tu es bien tombé. Ton jugement est sûr. »
Peu expert en orfèvrerie, je m’en réjouis vivement. Échive observait le couvercle avec grande attention, les sourcils froncés.
« De qui sont ces armes ? me demanda-t-elle, les sourcils froncés. Car il s’agit bien d’un blason armorié, n’est-il pas, Bertrand ?
— Tu as raison. Ce sont les armes d’Isabeau de Guirande, répondis-je, un peu gêné.
— Ces armes ne sont pas celles de ta famille, me déclara-t-elle avec malice en me prenant la main et en montrant le sceau qui figurait sur ma bague. Seraient-ce les armes d’une mie que tu muguetterais en pays d’oc ?
–……
— Veux-tu me parler d’icelle à qui tu destines un aussi beau présent ? Ou préfères-tu garder le silence ? Si tel est le cas, sache que je le comprendrais et le respecterais. Et ne t’en voudrais point, Bertrand. Nous avons tous quelques secrets enfouis au plus profond de notre jardin que nous ne souhaitons révéler à quiquionques.
— Oui, tu as raison. Ce sont les armes d’une gente damoiselle à qui je voue un grand amour. Isabeau de Guirande. »
Elle vit mon regard se voiler et mes traits se fermer. J’hésitai un instant, puis lui en livrai l’histoire.
Je lui racontais tout. Le songe que j’avais fait, en plein hiver, deux ans et demi plus tôt, mes recherches demeurées vaines, les quolibets d’Arnaud et bien d’autres choses que je croyais enfouis dans ma mémoire et qui se déversaient à présent comme un torrent boueux dans une rivière, en plein hiver, par temps de crue.
À la différence d’Arnaud, elle ne sourit pas, ne se moqua pas de mes chimères. Bien au contraire, elle m’écouta avec gravité sans m’interrompre à aucun moment.
Lorsque j’eus achevé mon récit, à bout de souffle, la gorge sèche (il est vrai que je clabaudais comme un vrai moulin à paroles), elle me resservit elle-même un godet de vin, me prit la main et me posa la seule question d’importance :
« As-tu songé à interroger le héraut qui a présenté les chevaliers lors… lors de l’ordalie ? Il voyage parfois en pays d’oc. » Je marquai le coup. Comment n’avais-je pas pu y penser ? Sur des terres si lointaines, l’idée ne m’était pas venue à l’esprit.
Surtout eu égard aux circonstances dans lesquelles j’avais fait la connaissance du héraut d’armes. Or donc, fallait-il que le service que je devais au chevalier de Montfort m’ait conduit en ces terres lointaines pour que je reçoive réponse à la question qui me hantait de façon lancinante depuis plus de deux ans ? Alorsqu’en la baronnie de mon maître, on ne n’avait opposé qu’arrogance, mépris ou simple mutisme dans le meilleur des cas ?
Échive connaissait peu de choses en matière de science des blasons. Elle requit de deux pages portant la livrée du roi Hugues,
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