La danse du loup
iceux et dont je ne suis que le modeste et dévoué serviteur”, est-ce entendu ou dois-je répéter ?
— Non, messire baron. J’ai parfaitement saisi. Je m’excuse et tiens à porter à la connaissance de votre seigneurie l’ordonnance délivrée par…
— Cela suffit, à la parfin ! Retournez incontinent chez les curés si tant est que vous sachiez lire et écrire. Ils vous enseigneront avec plus grande patience que moi quelques versets de bonne conduite que vous semblez ignorer : lorsque vous adressez la parole à autrui, suggérez-lui quelque formule du genre “Veuillez m’excuser” ou, mieux, dites-lui simplement “messire, je vous prie de me pardonner…”
« En revanche, bannissez de votre langage l’idée de vous excuser vous-même d’une faute que vous avez commise par ignorance ou maladresse. Voyons, ne le saviez-vous point, messire prévôt ? se lamenta le baron de Beynac en fixant les joues du prévôt qui viraient cette fois à l’écarlate.
— Euh… non, messire, je vous le confesse.
— Par les cornes du Diable, vous n’avez rien à me confesser, messire prévôt ! Je ne suis point habilité à écouter vos balivernes ni à recevoir vos suppliques. Encore moins à vous administrer l’absolution. C’est peut-être fâcheux, mais c’est ainsi !
« Poursuivez donc ! Poursuivez ! Mais parlez vite et bellement. Nous avons assez perdu de temps céans ! Et tâchez d’éviter dorénavant l’usage de formules alambiquées et ampoulées dont vous ne maîtrisez ni les tenants ni les aboutissants. À moins que dame Nature ne vous ait doté de quelque talent d’alchimiste ? »
Cette fois, je crus que le prévôt, dont le sang s’était retiré du visage, ne fut saisi par une crise d’épilence. Après avoir dégluti sa salive, il hoqueta :
« Vous m’offensez, messire !
— Que nenni, je ne vous offense point, messire prévôt. Je vous rappelle seulement à vos devoirs. À ceux de votre noble charge. Alors, dites-moi à la parfin, qu’en est-il ? Ne prétendiez-vous pas faire mainmise sur l’un de mes sujets ? »
Visiblement, mon maître prenait un plaisir évident à remettre l’homme d’armes à la modeste place qui était la sienne. Il n’avait pourtant pas pour coutume de se comporter ainsi. Chercherait-il à gagner du temps ? réalisai-je soudain. Dans ce cas, je ne devrais pas tarder à recevoir quelque visite : celle de Michel de Ferregaye, par exemple ?
« Oui, messire baron… Puis-je maintenant me saisir de la personne de votre écuyer ? » C’en était fait de moi. Mes oreilles bourdonnèrent. L’afflux de sang au cerveau.
La sentence allait tomber inexorable, impitoyable. La cloche venait de sonner none. Contre toute attente, j’entendis avec stupéfaction le baron répondre d’une voix calme :
« Non, prévôt, je regrette.
— Plaît-il, messire baron ? Vous refusez de me livrer le criminel ? »
Le prévôt était à deux doigts de s’étrangler. Je n’en croyais pas mes oreilles. Immutable, le baron enchaîna :
« Non, prévôt, je vous aurais livré le coupable présumé s’il avait été là ; mais l’écuyer que vous êtes venu quérir a quitté le château cet après-midi, sur mon ordre, pour se charger d’un pli qu’il doit remettre à monseigneur Duèze, évêque de Cahors. En mainspropres. »
« Il ne sera pas de retour avant vingtaine, avant la Saint-Georges.
— Ah ? Bigre, c’est fâcheux ! répondit le prévôt dépité.
— C’est peut-être fâcheux, mais c’est ainsi ! trancha le baron avec irritation. Maintenant, je vous prie de quitter le château dès qu’on aura étrillé et nourri vos chevaux et vos hommes… Hôlà vous autres ! Qu’on serve un verre de vin à ces soldats. Le seigneur de Castelnaud vient de me faire livrer un muid d’un excellent cru. Servez-leur aussi une légère collation. Dans les cuisines ! »
Avant que le prévôt n’ait eu le temps de lui dire qu’il reviendrait tantôt, le baron tourna les talons et disparut, plantant là le prévôt et son escorte de gens d’armes.
Le seigneur de Beynac, premier baron du Pierregord, n’aimait pas être contrarié. Par personne. Encore moins par un simple prévôt qui se croyait gorgé de supériorité : il se vengeait en leur offrant de la pisse de chat ! Et une soupe à la grimace ! Servis dans les cuisines. Et du vin sans miel.
Je respirai enfin. Chambre de torture et gibet
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