La Dernière Bagnarde
crée
tempête. Et au milieu de cet enfer, Louise semblait échapper
à tout. Ni la nuit ni la puanteur, ni l'orage ni la guerre du
ciel, rien au monde ne semblait pouvoir arrêter le fleuve de
vie qui coulait en elle.
— Là
où on va, t'as intérêt à changer,
conseillait-elle à Marie comme si elles s'étaient
trouvées dans un salon à discuter de tout et de rien.
Je te le dis parce que quand tu te baisses pour ranger ou lessiver,
on n'a qu'une envie : te fiche un coup de pied au c...
Marie
la regardait qui se courbait montrant son postérieur, puis la
seconde d'après envoyait un coup de pied dans les airs avec
convi c tion,
et revenait vers elle en pointant un doigt m o ralisateur.
— ...
J'ai connu ça avec mon homme. Et un coup de pied, c'est du
gentil dans leur panoplie de pervers, crois-moi. Ils ont plein
d'autres idées plus louches les unes que les autres...
Marie
sentait l'humidité qui montait de partout, et aussi d'atroces
odeurs. Des odeurs d'eau croupie, d'acres odeurs humaines de corps
sales.
— Tu
vois, Marie, continuait l'imperturbable Louise, ce voyage pour moi
c'est comme une dernière chance, et je ne vais pas la rater.
Vous êtes toutes à faire des mines de déterrées
et à serrer les fesses ! (Ce disant elle comprimait ses
fessiers, faisait une moue d'agonisante puis revenait à sa
harangue.) Mais qu'est-ce qui vous prend ? Je ne comprends pas de
quoi vous avez peur. Ce voyage est une chance ! Oui, oui, une chance
! Moi, une fois arrivée aux îles, pas question de
recommencer la même erreur que dans ma première vie.
Jouer les se r vantes
pour une patronne ou pour un homme, c'est fini. Je sais ce que je
vais faire
Mais
Marie ne l'écoutait plus du tout. Elle avait mal au ventre et
une soudaine et furieuse envie d'aller aux toilettes. Elle faisait
des e f forts
considérables pour se retenir. Elle aurait dû hurler
pour que que l qu'un
descende de là-haut. Or, elles en avaient déjà
fait l'expérience, personne n'entendait ni ne venait. On le
leur avait bien précisé la veille, elles devaient faire
leurs b e soins
au moment de la sortie sur le pont. Une fois par jour pendant une
heure. Deux femmes déjà avaient la diarrhée, à
cause de l'eau, et une autre venait d'avoir ses règles. Elles
l'avaient signalé au surveillant et à la sœur
chargée de les a c compagner.
Mais rien n'était prévu et il avait fallu s'arranger à
fabr i quer
tant bien que mal des couches avec des chiffons. Maintenant l'odeur
était là, atroce dans cette cage fermée sous la
ligne de flotta i son.
Seule Louise semblait ne rien sentir. Au contraire, dans ce cloaque,
elle avait des visions de paradis.
— ...
À Cayenne tu sais qu'on pourra se marier et même avoir
une propriété. Une maison. Tu te rends compte ? Il
paraît qu'ils en donnent à ceux qui se tiennent bien.
C'est une deuxième chance pour nous ce voyage. Moi je ne la
raterai pas, et tu ferais bien de faire pareil.
Marie
n en pouvait plus, elle se leva d'un bond et se tortilla dans tous
les sens pour essayer de faire passer son e n vie.
— Ah
quand même ! Tu te remues ! Ça vaut mieux que de rester
assise, tu as raison. Se remuer, il faut toujours se remuer, à
quoi ça sert de pleurer sur son sort ! À rien, je l'ai
toujours dit. C'est bien simple, chez nous en France, y a que des
idiotes, des asservies. Toujours à pleurnicher pour une
patronne qui leur cric dessus ou pour un homme qui se fiche d'elles
comme de colin-tampon ! Tu vas voir, là-bas on va bâtir
autre chose. On dit que c'est très beau, il y a la mer, des
plantes fleuries, le soleil tous les jours. Tu te rends compte ? La
mer ! Comme celle du bassin d'Arcachon où je trempais les
pieds quand mon oncle nous emmenait à la pêche et qu'on
dormait dans les cabanes ! On quitte la France ? Et alors ! On quitte
aussi la pluie. Pas la peine d'en faire un drame ! Au contraire. Il
faut être st u pide
pour préférer un pays où il fait froid à
un pays où il fait toujours chaud. Ceux qui nous e n voient
au bagne croient qu'on va se laisser crever ? Tu parles ! C'est
l'inverse, on va se la faire la belle vie, crois-moi. Ils nous
prennent pour
des fainéantes mais, moi, j'ai pas peur de travailler, et s'il
faut r e tourner
la terre même dix fois par jour je la retournerai. On va leur
montrer... tu vas voir. Ils me l'ont dit. Là-bas on peut
réussir.
Au
fur et à mesure qu'elle parlait, sa voix avait pris des
intonations profondes. Elle avait cessé de gesticuler.
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