La dottoressa
font ça. Nous étions formées par
la religion tout autant que par le milieu où nous avions grandi, et jamais nous
n’avions d’occasion. Jamais on ne laissait une jeune fille sortir et traînasser
seule avec n’importe qui. Hors de question, même de faire deux pas. N’empêche
que celles qui en mouraient d’envie comme moi savaient y parvenir. Mais quel
exploit ! Il fallait une de ces forces de détermination !…
Aujourd’hui, j’ai lu, avec un orage de février qui faisait
musique de fond, les lettres que mes parents s’étaient écrites pendant la durée
de leurs fiançailles. Comme la vie devait être difficile, en ce temps-là. Quel
sérieux dans ces lettres. Quelle chose terrible que ce soit maintenant
seulement, tant d’années après leur mort, que je commence à les comprendre. Pourquoi
n’ont-ils jamais eu avec la fille unique que j’étais, le genre de contact que j’ai
avec mes enfants. C’était encore, je présume, l’autre génération ; on se
contentait d’un brin d’amour, mais la confiance régnait encore moins.
J’ai relu aujourd’hui aussi la lettre que j’avais reçue de
Vienne, de l’hôpital d’assistance aux pauvres, celle où on me reprochait de
laisser mourir ma mère à l’asile, moi son unique enfant. Comment c’en était
arrivé là, j’oublie, ce n’est plus très clair. Je l’avais amenée à Capri, ma
mère, avec tous ses meubles, chez moi ; mais elle souffrait de l’environnement
parce que, naturellement, elle n’avait personne à qui parler en dehors de moi-même
mes enfants parlaient italien. Elle ne pouvait pas comprendre les sermons à l’église,
ni aller à confesse, elle, pieuse comme on n’imagine pas. C’est comme les
grosses chaleurs d’été : elle ne pouvait absolument pas les supporter. Elle
a voulu s’en retourner à Vienne ; j’ai accepté, et je n’aurais jamais dû ;
non, j’aurais dû penser au contraire qu’elle s’y sentirait terriblement seule
et qu’elle y mourrait ; finalement c’était ce qu’elle souhaitait : mourir
là, car son désir était de reposer dans la tombe à côté des autres, mari et
parents. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec l’âge et la tristesse d’être seule, vivant
là dans cette maison avec mon chien, oui, ce n’est qu’aujourd’hui que je mesure
combien ma pauvre mère a dû souffrir, et cela me fait mal jusqu’au fond du cœur,
j’en suis inconsolable, et je ne cesse de me demander pourquoi je ne l’ai jamais
réellement aimée. Quand j’étais jeune, elle freinait constamment toutes mes
aspirations, elle ne voulait pas que je fasse des études, et elle s’est opposée
à mon mariage.
LA BELLE ÉPOQUE
C’était une époque formidable, oui, à Vienne, pour le
théâtre et l’opéra. Il y avait Schmedes et Slezak, et puis surtout Winkelmann. Pour
sa soirée d’adieux, on a dételé les chevaux de sa voiture et on l’a tirée à
bras tout le long du Ring. Je me rappelle encore que Maman envoya la bonne me
chercher, parce qu’à ce moment nous habitions déjà très en dehors et qu’elle
avait peur de me laisser seule. Il y avait des tas de petits malandrins qui
rôdaient dans les parages et qui avaient la main preste et toujours prête au
pince-popo autant qu’à rafler un collier.
Et puis j’ai vu la Duse, naturellement. Elle était splendide,
oui, splendide. Vraiment magnifique et (comment dire ?) elle vous allait
droit au cœur. Quel contraste énorme avec les autres actrices, réellement. J’allais
souvent au Burgtheater et j’y ai vu Hohenfels – qui ne connaissait
Hohenfels ? – mais la Duse, c’était tout autre chose… et pas
seulement parce qu’elle était italienne ; le geste, la façon de dire, tout
était sensationnel.
Ce n’était plus avec Max Adler que je sortais. Non, c’était
fini, Max Adler. Il n’a eu qu’un temps, ce blanc-bec, au début. Je crois bien
qu’il a fini par entrer à l’Allgemeine Bankverein et par devenir employé de
banque. Il est peut-être mort, à moins qu’il ne soit encore en vie. Allez
savoir. Je sais seulement qu’il a réapparu une fois où j’étais en vacances à
Grossgmain. Il était présent quand j’ai gagné le tournoi de tennis, là. Un prix,
pour le simple dames. Un adorable objet en argent ouvragé… un… comment est-ce
que ça s’appelle ? Ah ! oui, un nécessaire à ongles. Max était venu
tout exprès pour me voir jouer. N’importe, il y avait un bout de temps que
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