La dottoressa
ses
grandes oreilles ! Le caméléon, lui, se tenait coi, mais le hérisson était
impossible. Cela dit, le caméléon, je l’ai rapporté à Vienne et j’en ai fait
cadeau au professeur Werner. Quand il s’excitait, il devenait tout rouge. Exactement
comme un dindon. Vous savez comment c’est, le jabot du dindon ? Dès que la
bête s’excite, le rouge y monte et les veines sont toutes bleues. Eh bien, pour
le caméléon c’est pareil. Il change de couleur et les yeux deviennent énormes. Quand
il dort, il n’arrive plus à les fermer complètement, rien qu’à moitié. C’est
une bête à faire peur. Mais le hérisson, lui, je l’ai gardé. À la maison. Clac,
clac, clac, tout le temps, oui, naturellement. Sauf qu’il a fini par périr dans
la cave de mes parents.
BONHEUR À VIENNE
Finalement, nous en sommes toujours aux années qui précèdent
1913. C’est fou comme c’est long, la vie ! Quand je pense que vous me
bousculez pour que j’en arrive plus vite à Capri… Un peu de patience, je vous
prie. Il y a tant de mauvaises choses à venir. Laissez-moi retourner un petit
moment à Vienne, dans ces années où je n’étais encore qu’une sale gamine, oui, avec
mon registre à péchés ; mais que de bonheur en revanche, et pas une
seconde on ne s’ennuyait, jamais.
La vie chère n’existait pas du tout en ce temps-là. Ce qui
me frappait énormément, c’était que dans les charcuteries on pouvait se payer
des grattons pour rien. Il y avait un jour par semaine où les charcutiers en faisaient,
il suffisait d’y aller, on vous en donnait de pleins cornets de papier, en
cadeau. Et en automne, le samedi, c’étaient les pruneaux de Serbie, sur le
Naschmarkt ; quand les paniers étaient presque vides, on y avait aussi
droit gratis, aux pruneaux. Avec les années ça n’a plus jamais été pareil ;
plus jamais on n’a eu rien pour rien.
Ah ! si, une fois encore on a revu ça. Entre la
Première et la Deuxième Guerre mondiale, on a distribué du vin comme ça, sans
faire payer, à l’automne. Le fait est même que les gens vous invitaient. Lors
de notre randonnée dans la vallée du Rhône, nous descendions de train et sur le
quai on nous invitait à boire du vin sans débourser un sou. Les barriques
étaient encore en partie pleines, et naturellement on devait les vider pour
pouvoir y mettre le nouveau raccolto. Oui, nous étions partis de
Lausanne pour faire toute la vallée du Rhône, et partout où nous nous arrêtions
nous étions libres de boire du vin gratis. C’était amusant et bien gentil et
fort aimable, si on pense que par la suite les gens se sont contentés de
répandre par terre tout le vin. Vous savez ce qu’il en est. Mais en ce temps-là
on était plus hospitalier et on aimait bien la vie, du moment qu’on pouvait en
profiter. Pourquoi n’a-t-on plus ce genre de prévenance, de nos jours ? Vous
croyez que c’est une question de prix ? Mais ça existait aussi en ce
temps-là, les prix, non ? Évidemment, tout était meilleur marché à l’époque,
mais on se sentait aussi tellement, tellement mieux. En Autriche comme ailleurs,
il y avait une sorte de Freundlichkeit naturelle, qui a disparu. Les
Autrichiens d’aujourd’hui sont durs et égoïstes. Quand on accrochait les
pancartes Heurigen, vin nouveau, tout le monde savait où aller. Le petit
peuple, les ouvriers agricoles, tous ils enveloppaient dans un bout de papier
le poulet rôti et se mettaient en chemin pour Grinzing ; ils n’étaient pas
si pauvres que ça. D’un côté on avait la grande pauvreté, d’un autre, les
classes laborieuses trouvaient le moyen d’aller excursionner, poulet et tout. Les
gens étaient différents. Bien plus gentils, infiniment plus, et aussi beaucoup
plus grossiers, plus primitifs. Le petit peuple, les ouvriers agricoles, les
simples, les cochers, ils étaient peut-être un peu frustes, mais tellement plus
gentils que maintenant. Et ça, même si la séparation des classes était on ne
peut plus nette et tranchée à l’époque. Malgré tout, les différences s’effaçaient
à cause de la gentillesse réciproque.
Le prince héritier était le grand enfant chéri du peuple. Oui,
le peuple adorait Rodolphe, et ce fut un coup terrible pour les gens, que cette
tragédie de Mayerling. Tout ça était la faute de l’empereur, étant donné que la
femme du prince héritier, Stéphanie, passait son temps à rapporter à
François-Joseph que Rodolphe la trompait, et qu’elle
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