La dottoressa
se sentait négligée par
lui à tous égards. Je l’ai souvent vue se promener sur le Prater. À Vienne elle
était impopulaire ; toute la ville était du côté du prince héritier.
Alors ça fait que le prince héritier s’est tué. C’est la neurasthénie
qui l’a poussé, il n’était pas content de son sort. Oui, la raison de sa
neurasthénie, c’était qu’il ne pouvait avoir ce qu’il voulait. Il s’efforçait
de parvenir à une sorte de liberté pour l’Autriche – pour la Hongrie
surtout il aurait aimé y arriver… sauf qu’il y avait toujours une opposition ou
une autre… De plus, à l’époque, il était amoureux de la jeune fille qui l’accompagna
dans la mort. N’empêche, même sans la Vetsera, ce serait allé mal pour lui, parce
que l’empereur le rejetait bien trop dans l’ombre. Tout le monde à Vienne était
d’avis que c’était une erreur. Ce que le peuple a pensé du suicide ? Que l’empereur
ne l’avait pas volé ; oui, il l’avait bien cherché.
Maman me racontait souvent comme les archiducs se
conduisaient mal, même en présence de l’empereur. Les dames de la Cour disaient –
tout en cachant un sourire derrière un éventail – que c’était à pleurer de
honte, quand on pensait que les archiducs cabriolaient tout nus à l’hôtel
Sacher, oui, sans rien sur le corps que leur sabre. Potins de Cour ! Maman
rapportait ça à la maison, évidemment, mais j’étais encore bien trop petite, alors.
Il y a une chose que je me rappelle parfaitement, en tout cas, et c’est une
chose atroce : l’incendie du Ringtheater. Mes parents avaient des places
au premier rang du poulailler pour aller voir jouer une des dames que Maman
coiffait. Papa avait quitté la boutique tard ; ils étaient terriblement
pressés tous les deux, et ils avaient pris par la Ringstrasse pour être sûrs d’arriver
encore à temps. Juste comme ils allaient pénétrer dans le Ringtheater, ils ont
entendu de grands cris et vu les gens qui sortaient comme des fous. Ç’a été un
coup de chance extraordinaire, sans quoi ils auraient certainement péri. Sur le
moment on raconta – la chose venait d’un archiduc – lequel ? je
ne sais plus – que les pompiers avaient pu sauver presque tout le monde. C’était
le contraire : presque tous les gens furent asphyxiés, personne pour ainsi
dire n’en réchappa…
DES CHEMISES POUR GIGI
En 1913, Papa dut vendre la maison de l’Einsiedlergasse
parce qu’il souffrait d’une grave fracture du col du fémur, due à une chute, et
à la suite de ça d’une paralysis agitans, qu’on appelle également
maladie de Parkinson, ce qui a fait qu’on a vendu la maison et que nous avons
déménagé pour nous installer à la campagne, à Ober Saint-Veit.
Pour Papa c’était une nécessité d’être en dehors de la ville
et au calme de la campagne. J’avais une adorable chambre où il n’y avait que
des bestioles : de petits muscardins en cage, un cochon d’Inde et un jeune
lièvre. Et ce fut là que j’amenai toutes mes fameuses bêtes que j’avais
rapportées d’Afrique : le hérisson, qui n’était pas encore mort, et le
caméléon, avant que je le donne au professeur Werner.
Ainsi commença donc le semestre d’hiver, et durant ces six
mois… Mais non, je n’en garde absolument aucun souvenir, si ce n’est d’avoir
expédié trois chemises à Gigi – je les avais faites de mes mains, de
magnifiques chemises en batiste, parce que comme je l’ai dit, les fonds étaient
plutôt bas pour lui dans son port italien… D’adorables chemises blanches, oui. Je
me demande comment je pouvais connaître la taille de son encolure, quand on
pense que je l’avais seulement vu dans son caleçon de rameur, là-bas, à
Positano ; mais l’idée m’était venue que, lorsqu’il irait jouer du piano
chez le docteur Bauer, il mettrait une de mes chemises… Le docteur Bauer était
membre de l’institut de Zoologie de Naples, et allemand. Avec sa femme et deux
enfants il vivait à Positano et il avait un magnifique piano à queue avec
lequel on donnait des concerts le soir. Je croyais voir Ritzenfeld jouer… et
Gigi aussi, dans une de mes chemises blanches.
Puis vint le printemps de 1914. Ce printemps-là, je pris le
train pour Sorrente, en mars, et Gigi vint me chercher le plus gentiment du
monde, un œillet à la boutonnière, et en voiture, et nous sommes passés par la
Teresinella, comme on appelle la côte qui franchit la montagne
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