La Fausta
me direz-vous, de quoi se nourrit-il, ton animal arabique ? Vous allez le savoir ! Vous allez le voir ! Car c’est l’heure de son déjeuner ! Son déjeuner, demoiselles et bourgeois, se compose uniquement de cailloux qu’il ne fait même pas cuire !… (Frémissement de curiosité.) Et pour son dîner, il ne veut absolument avaler que des sabres tout crus ; sabres, rapières, épées, hallebardes, tout lui est bon, pourvu que ce soit de l’acier !… (Triple coup de trompette.) Et pour assister à ce déjeuner incroyable de cet animal unique au monde, qu’en coûte-t-il ? Un noble, direz-vous ? Non ! Un ducat ? Pas même ! Non, pas même une pistole, ni même un écu, ni même une livre, ni même un sou parisis ! Il n’en coûtera à chacun de vous qu’un simple liard ou une obole au choix ! On commence !…
Un bourgeois ramassa deux ou trois cailloux et les tendit à Picouic en disant :
— Voilà le déjeuner de l’animal.
Picouic prit les cailloux, saisit Croasse par la nuque et lui présentant un caillou.
— Attention ! cria-t-il.
— Mais ce ne sont pas
nos
cailloux ! gémit l’infortuné Croasse.
— Avale, ou nous sommes perdus ! répondit Picouic à voix basse.
Et il présenta à la bouche de l’animal une pierre grosse comme une pomme.
— Avale ! vociféra-t-il.
— Eh bien ! il ne mange pas, l’animal ? cria la foule en riant.
Croasse fermait la bouche, serrait les lèvres, se débattait éperdument. En effet, ces cailloux naturels n’avaient rien de commun avec les cailloux en baudruche que Belgodère lui faisait jadis avaler. Finalement, la foule se mit à huer. Croasse eut une inspiration de génie et hurla :
— Je n’ai pas faim !…
— Il fallait le dire ! s’écria Picouic. Ah ! le goinfre ! Cela ne m’étonne pas qu’il n’ait pas faim ! On ne trouverait pas un seul caillou sur la route d’Orléans que nous avons suivie cette nuit ! Il a tout mangé !… Demoiselles ! messeigneurs ! ne vous en allez pas, de grâce ! Nous allons vous montrer…
Mais les badauds, furieux de ne pas avoir assisté au déjeuner de cailloux, se mettaient à en ramasser, et les deux infortunés furent menacés d’être lapidés. Un garde s’écria :
— Je vais lui faire avaler ma rapière !…
Il y eut une terrible bousculade. Croasse, plus mort que vif, se mit à fuir, suivi de Picouic, lequel était suivi du chien qui aboyait. En quelques instants, tous trois avaient disparu de la place de Grève. Ils se retrouvèrent dans un coin du port au blé, sur le bord de l’eau, assis l’un devant l’autre et s’accusant mutuellement de leur infortune.
Picouic comprit, mais un peu tard, que sans les ustensiles nécessaires : faux cailloux, sabres s’emboîtant, il était impossible de gagner de l’argent en donnant le spectacle.
Ils essayèrent d’en gagner en mendiant. A cet effet, Picouic tira de ses poches un ulcère, une plaie saignante et deux yeux d’aveugle. Malheureusement, l’ulcère et la plaie saignante étaient fort abîmés depuis le temps où le prévoyant Picouic les avait mis dans sa poche. Les deux yeux d’aveugle étaient en bon état.
— Eh bien, fit-il, tu seras aveugle et moi manchot…
Là-dessus, s’étant retirés dans un coin solitaire, les deux hères se transformèrent, Croasse en aveugle et Picouic en manchot. Pour cela, Croasse n’eut qu’à s’appliquer sous les arcades sourcilières deux morceaux de taffetas artistement découpés, percés de trous pour permettre à l’aveugle d’y voir clair, enduits à leur face interne d’un peu de glu et peints sur leur face externe de façon à imiter deux yeux blancs, sans regard. On était, avec cela, hideusement aveugle.
Yeux, ulcère et plaie. Picouic avait acheté ces simulacres jadis, dans une boutique très achalandée de la rue Trouse-Vache.
Croasse attacha au cou de Pipeau une ficelle dont il garda l’extrémité dans sa main. Quant à Picouic, ayant replié son bras gauche sous le pourpoint, par un système de ligature qu’il avait longtemps étudié et perfectionné pour son usage personnel, il devint un manchot des plus présentables. Nos deux compères ainsi troussés se mirent à vaguer par les rues, à petits pas, Croasse l’aveugle s’appuyant au bras de Picouic le manchot, et Pipeau ennuyé, bâillant et mortifié, tirant sur la ficelle.
Tous les dix pas, Picouic s’arrêtait, et d’une voix dolente, implorait en ces termes la charité
Weitere Kostenlose Bücher