La fée Morgane
endormi. Une violente pulsion de haine envahit le cœur de
Morgane. « Ce vieillard est indigne de vivre, se dit-elle. Pendant tant d’années,
il a guerroyé et soumis des peuples à sa volonté ; il a accompli des
prouesses qui sont demeurées dans le souvenir de chacun. Et, maintenant, il n’est
bon qu’à dormir alors que le monde est à prendre ! » Ayant constaté
qu’il était seul dans le pavillon et qu’il n’y avait aucun serviteur à
proximité, elle appela une des jeunes filles qu’elle initiait à ses arts secrets
et lui dit : « Va me chercher l’épée du roi Uryen. Je ne vois pas de
meilleur moment pour le tuer, car il est seul et chacun croira que c’est un
brigand qui l’a assailli durant son sommeil, pour lui voler ses joyaux. »
La jeune fille fut effrayée des paroles de Morgane. « Dame,
dit-elle, veux-tu vraiment tuer ton mari ? Je doute fort qu’on ne te
soupçonne ensuite. Tu n’échapperas pas à la honte ! – Tais-toi, insolente !
s’écria Morgane. Je sais ce que je fais, et d’ailleurs personne n’osera m’accuser !
Ils ont tous bien trop peur de mes pouvoirs pour tenter quelque chose contre
moi. Et ne discute plus. Va me chercher cette épée. »
La jeune fille s’éloigna, mais comme elle se rendait compte
que Morgane n’était pas dans son état normal, au lieu d’aller chercher l’épée d’Uryen,
elle se précipita vers le logis où se trouvait Yvain. Lui aussi était endormi, mais
dans sa chambre. Elle le secoua et lui dit durement : « Seigneur
Yvain, lève-toi et va trouver la femme de ton père [49] ,
car elle a décidé de le tuer pendant qu’il dort ! – Comment cela ? »
demanda Yvain. La jeune fille lui expliqua comment Morgane lui avait ordonné d’aller
chercher l’épée du roi. « Fort bien, dit Yvain, va donc chercher l’épée et
apporte-la à ta maîtresse. Je me charge du reste. »
La jeune fille apporta donc à Morgane l’épée du roi Uryen et
la lui tendit de ses mains tremblantes. Morgane s’en empara et se mit à ricaner.
« Il y a des sacrifices qu’il faut accomplir », murmura-t-elle. Et, sortant
la lame du fourreau, elle la leva au-dessus du roi endormi. À ce moment, elle
se sentit saisie au poignet et se retournant, elle aperçut Yvain, le visage
ravagé par la colère. Il la tira au-dehors du pavillon et l’emmena à travers le
verger en un endroit où ils ne risquaient pas d’être vus. « Explique-toi, Morgane,
dit Yvain, et ne me cache rien ! – T’expliquer quoi ? Te cacher quoi ?
Tu ne comprendrais rien. – Je comprends que tu veux tuer mon père. Sais-tu que
je pourrais te passer mon épée au travers du corps, car je t’ai surprise quand
tu voulais le faire. – Trop tard ! dit Morgane. Personne ne te croirait. Tu
m’as entraînée loin du pavillon où se trouve le roi. » Yvain regarda
Morgane droit dans les yeux, mais elle soutint son regard avec un aplomb mêlé d’ironie.
« Elle est redoutable, pensa Yvain, et elle sait que je ne peux rien
contre elle, » Ils continuèrent à se toiser pendant un long moment. Yvain
reprit la parole : « Je te fais grâce parce que tu m’as beaucoup aidé
quand je me trouvais en grand danger. Il est vrai que je te dois la vie, Morgane,
mais je ne voudrais pas que tu prennes cela pour de la faiblesse. – Rassure-toi,
Yvain, tu es loin d’être faible. C’est toi que j’aurais dû épouser, et non ton
père. » Yvain se mit franchement en colère : « Morgane, on
répète partout que Merlin était le fils d’un diable, mais toi, tu es vraiment
le diable ! » Elle se mit à rire. « Le diable est parfois utile,
n’est-ce pas, surtout quand on est dans le besoin. Cela dit, Yvain, je
reconnais que j’ai eu tort. Je ne sais pas ce qui m’a prise tout à coup, cette
volonté farouche de tuer un vieillard pendant son sommeil. Je le regrette. Reprends
l’épée de ton père. »
Elle paraissait sincère. Mais comment savoir exactement ce
qui se cachait dans l’esprit tortueux de Morgane ? « Personne ne nous
a vus, dit enfin Yvain, il est donc juste que toi et moi, nous oubliions cette
scène pénible. Je te promets de ne rien dire pourvu que tu me jures de ne
jamais plus avoir une telle pensée. – Je te le jure, dit Morgane. Et pour
prouver ma bonne foi, je mets à ta disposition, chaque fois que tu en auras
besoin, cette troupe de corbeaux qui viennent au secours de celui qui sait les
appeler. » Elle s’éloigna dans le
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